Caroline de Lichtfield



CAHIER DE LINDORF1


Du château de Risberg, neuf heures du matin

[Volume I, pp. 184 - 197]

[184] "Le général de Walstein, père de l'ambassadeur, ayant dans sa jeunesse fait un voyage en Angleterre, vit lady Matilde Seymour. Il l'aima, lui plut, demanda sa main, l'obtint, la ramena dans sa patrie, et la rendit la plus heureuse des femmes. Deux enfans seulement furent le fuit de cette union. Ils eurent d'abord un fils qui remplit tous leurs voeux (c'est le comte actuel, unique rejeton de cette illustre famille, qui s'éteindroit avec lui), et douze ans aprèsune fille, dont la naissance tardive, inattendue, coûta la vie à sa mère.

[185] Le général fut au désespoir. Il avoit adoré son épouse; il demeura fidèle à sa mémoire. Quoique jeune encore, il déclara qu'il ne reprendroit point de nouveaux liens, et qu'il consacreroit le reste de ses jours au service de son prince, de sa patrie, et à l'éducation de ses enfans. Sa fille, à laquelle il donna le nom de Matilde, fut remise aux soins de la soeur du général, qui avoit épousé le baron de Zastrow, gentilhomme Saxon, mais établi pour lors à Berlin, en sorte qu'elle fut également sous les yeux de son père.

Son fils, conduit par lui-même dans le chemin de l'honneur et de la vertu, annonçoit dès son enfance tout ce qu'il devoit être un jour. Il donnoit à ce tendre père les espérances les plus flatteuses, et lui promettoit la plus douce récompense de ses soins.

Hélas! il n'en jouit pas long-temps. La guerre étoit allumée entre l'Autriche et la Prusse. Le général, commandant une partie de notre armée victorieuse, [186], s'étoit signalé dans plusieurs occasions. Le roi le distinguoit déjà comme un de ses meilleurs officiers, lorsqu'il eut le bonheur de pouvoir prouver à son maître son zèle et son dévouement, en lui sacrifiant sa vie à la bataille de Molwitz.2

Le roi, n'écoutant que son courage, oubliant sa sûreté, se trouva dans le plus grand danger. Poursuivi par quelques hussards autrichiens, et son cheval ayant reçu une blessure qui l'empêchoit d'avancer, il risquoit d'être pris ou tué, lorsque le général de Walstein s'en aperçut. Suivi seulement de son fils, âgé de seize ans, qui faisoit sa première campagne à ses côtés comme simple volontaire, il se précipite entre les hussards et le roi, à qui le jeune comte se hâte de donner son cheval, pendant que son père blesse ou met en fuite ceux qui le poursuivoient, et [187] reçoit lui-même le coup mortel, destiné sans doute au monarque.

Son fils et quelques officiers, du nombre desquels étoit mon père, son plus intime ami, le transportèrent dans sa tente. Le roi consterné les suivit. Les chirurgiens ayant examiné sa blessure, prononcèrent qu'il n'avoit plus que quelques instans à vivre. Son fils, à genoux devant son lit, se livroit au plus vif désespoir, et ne cessoit de répéter: O mon père! pourquoi n'est-ce pas moi qu'ils ont tué?

Le général rassembla le peu de forces qui lui restoient, pour le consoller, et pour le recommander au roi. "Sire, lui dit-il, je vous le remets; il a partagé mes périls, et ma gloire; il saura comme moi vivre et mourir pour vous; vous lui servirez de père: ainsi je serai remplacé et pour vous et pour lui.

Et vous, jeune homme, montrez plus de fermeté; enviez ma mort glorieuse au lieu de la pleurer; et méritez [188] par votre courage l'auguste père auquel je vous confie."

Oui, je serai son père, dit le roi, véritablement ému et touché, en serrant dans ses bras le jeune comte. Je n'oublierai jamais que c'est pour moi qu'il a perdu le sien, et que je lui dois aussi la vie. Il sera désormais mon fils et mon ami; et, pour vous le prouver, je lui donne dès ce moment une compagnie aux gardes, qui le fixera près de moi pendant sa jeunesse, et ne sera que le prélude des bienfaits que je répandrai sur lui.

Le jeune comte, absorbé dans sa douleur, ne répondit rien, et n'entendit peut-être pas ce que le roi disoit. Une expression de reconnoissance et de joie se peignit encore sur le visage du général expirant, et ranima ses yeux déjà couverts des ombres de la mort. Il tendit une main à son roi, l'autre à son fils, et, faisant encore un effort, il dit à ce dernier: Mon fils . . . votre soeur . . . ma chère petite Matilde . . . c'est [189] à vous que je confie le soin de son bonheur . . . Pauvre enfant . . . Mais vous lui resterez . . . vous remplacerez . . . -- Il ne put achever. Le comte voulut lui répondre. Les sanglots étouffoient sa voix; mais l'ardeur avec laquelle il baisa la main du général, valoit bien tout ce qu'il auroit pu lui dire. Cette main étoit déjà glacée; et l'instant après il rendit le dernier soupir dans les bras de mon père, qui le soutenoit, en lui disant: Et vous aussi, Lindorf, vous aimerez mes enfans . . . O mon roi, mon fils, mon ami, ne me regrettez pas! Je meurs le plus heureux des sujets et des pères.

Peut-être, madame, que ces intéressans détails ne vous sont point inconnus; mais dans ce cas-là, j'ai cru pouvoir au moins vous les retracer. Cependant j'ai lieu de présumer que vous les avez ignorés. Ils auroient sans doute fait sur votre âme la même impression qu'ils faisoient sur la mienne, quand mon père, témoin de cette scène touchante, se plaisoit à me la raconter. [190] Oh! comme elle enflammoit mon coeur! Comme elle excitoit en moi la plus vive admiration pour ce jeune héros, qui, dans un âge aussi tendre, avoit déjà sauvé la vie à son roi, et su montrer à la fois tant de courage et de sensibilité! Avec quelle ardeur je désirois de le connoître, de m'attacher à lui, de l'imiter, s'il m'étoit possible! Combien je sollicitai mon père, ou de me mener à Berlin, ou d'obtenir du roi que le comte de Walstein vînt passer quelque temps avec nous!

La mauvaise santé de mon père l'avoit obligé de quitter le service peu d'années après la mort du général, et depuis ce temps il s'étoit absolument fixé dans une terre au fond de la Silésie.

Plusieurs années s'écoulèrent sans que la passion que j'avois de voir le comte pût être satisfaite. J'étois trop jeune encore pour paroître à la cour. Ensuite mes études commencèrent; on ne voulut pas les interrompre, et mon [191] père, malgré ses sollicitations fréquentes, ne pouvoit obtenir du roi qu'il se séparât de son fils adoptif, auquel il s'attachoit tous les jours davantage.

Jamais peut-être on n'avoit joui d'un tel degré de faveur, mais jamais aussi il n'en fut de plus méritée. Loin de s'en prévaloir, le jeune comte ne se servoit de son ascendant sur l'esprit de son maître que pour faire des heureux: aussi, loin d'être envié, il étoit adoré, et le nom de Walstein ne se prononçoit point sans attendrissement et sans éloges. Tous les pères le proposoient pour modèle à leurs fils; toutes les mères faisoient des voeux pour qu'il devînt l'époux de leures filles; mais peu osoient s'en flatter. Le monarque annonçoit qu'il vouloit le marier lui-même, et sans doute la plus aimables des femmes lui étoit destinée . . . O Caroline! . . . Caroline! . . . Mais ai-je le droit de murmurer? Non, vous deviez appartenir au meilleur des hommes, être la récompense de ses vertus, [192] et le comte de Walstein pouvoit seul vous mériter.

Enfin le moment tant désiré de le voir et de le connoître arriva. Au retour d'une campagne fatigante, le jeune comte ayant besoin de repos, se joignit à mon père pour supplier le roi de lui permettre de passer le reste de l'été à Ronebourg (c'est la terre que mon père habitoit). Il n'étoit pas au pouvoir de Sa Majesté de lui rien refuser; il l'obtint, quoiqu'avec peine. J'appris cette nouvelle avec transport. Il arriva; et je vis que la renommée, loin d'avoir exagéré, étoit bien au- dessous de la réalité.

Le comte, dans la fleur de l'âge (il avoit alors vingt-quatre ans), joignoit à la figure la plus noble les traits les plus réguliers, et la physionomie la plus expressive. Ses yeux surtout étoient le miroir de son âme. Ils peignoient à la fois sa bonté, sa sensibilité, et, au seul récit d'un trait de vertu ou de courage, ils s'animoient [193] et brilloient comme l'éclair. Il étoit fort grand, très-bien proportionné, avoit assez d'embonpoint, et la jambe très-bien faite. Je vois votre surprise, Caroline . . . Oui, tel étoit alors votre époux; tel il seroit encore, si . . . ô Caroline, j'implore votre pitié! . . . Dans quel affeux détail je vais entrer! quel terrible aveu je dois vous faire! Peut-être dans quelques momens serai-je odieux à celle . . . mais non, mon, l'âme sensible de Caroline s'attendrira sur mon sort; elle saura me pardonner et me plaindre . . . Ah! quels que soient mes torts, je suis assez puni."

En cet endroit, les larmes qui offusquoient les yeux de Caroline, l'obligèrent à discontinuer. Le cahier s'échappa de ses mains; ses regards se portèrent d'eux-mêmes sur la boîte à portrait. Elle comprit de qui il pouvoit être, étendit le bras pour la prendre, et le retira promptement sans avoir osé la toucher. Son coeur palpitoit avec force; toutes ses idées [194] étoient confuses; elle eut besoin de les rappeler, et de se recueillir un moment avant de recommencer sa lecture. Elle soupira profondément, essuya ses yeux, les porta encore sur cette boîte, les détourna tout de suite, releva son cahier, et continua avec une émotion qui s'augmentoit à chaque ligne.

J'étois dans ma dix-neuvième année quand le comte vint à Ronebourg. Malgré la différence de nos âges et de nos positions, il me prévint par les offres et l'assurance d'une amitié, dont je fus d'autant plus flatté, que j'avois précisément alors le plus grand besoin d'un ami. Mon coeur brûloit de s'épancher avec quelqu'un qui pût me comprendre. J'aimois avec fureur . . . Mais non, non, je n'aimois pas; ce seroit profaner ce mot, et j'ai trop appris depuis à connoître le véritable amour, pour le confondre avec ce que j'éprouvois.

Je désirois avec passion, avec égarement, [195] une jeune fille née dans la condition la plus obscure, mais dont les attraits auroient mérité un trône . . . O Caroline! . . . pardonnez, si j'ose vous parler de l'objet de cette passion insensée, et entrer dans des détails qui doivent peu vous intéresser; mais j'ai besoin d'excuses pour les excès où l'amour va m'entraîner, et je n'en puis trouver que dans les charmes de celle qui me l'inspiroit. Oui, Caroline, Louise étoit belle; elle l'étoit sans doute, puisque dans ce moment encore je puis le penser et vous le dire."

Ici Caroline eut une espèce d'étouffement ou de serrement de coeur, qui l'empêchoit de respirer. Elle se pencha sur son siége, eut recours à son flacon. Quand elle fut un peu ranimée, elle continua sa lecture.

"Mon intention, en commençant, étoit d'extraire du manuscrit que je joins ici, ce qui regardoit directement le comte de Walstein, et pouvoit vous apprendre à le connoître. L'état actuel [196] de mon âme, le désordre où je suis, et le peu de temps que j'ai, ne me permettent pas ce travail. Je craindrois d'ailleurs d'affoiblir la vérité en retranchant la moindre chose, en cédant au désir de vous laisser ignorer à quel point je fus coupable envers le plus sublime des mortels. Lisez donc cet écrit tel qu'il fut tracé dans le temps même avec l'unique but de graver dans ma mémoire, et mes remords, et le souvenir de mon crime. J'étois loin de prévoir qu'il pût servir un jour à le réparer, et à en faire la plus cruelle expiation . . . O Caroline . . . Caroline! . . . il est donc vrai que vous allez avoir le droit de me haïr, que je vous le donne moi-même, que je vais détruire ces sentimens qui m'avoient fait oublier combine j'en étois peu digne! Le seul titre d'ami de Caroline me rendoit fier de mon existence, anéantissoit pour moi le passé. L'ai-je donc perdu sans retour, ce titre si cher, si précieux? . . . Non, non, je vais au contraire commencer à le mériter, en [197] vous faisant connoître le seul mortel digne de vous. Lisez ce cahier".


1 Il étoit daté de la veille, après l'avoir quittée.

2 Fait historique.


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Page Last Updated 9 January 2003