Caroline de Lichtfield


[Volume I, pp. 197 - 206]

[197] (Tout ce qui précède étoit écrit sur une grande feuille à part qui enveloppoit un cahier daté du château de Ronebourg, et antérieur de cinque années. Caroline le prit, et lut ce qui suit):

Ecrit au château de Ronebourg, dans la chambre du comte de Walstein.


Août 17 . . .

"Louise étoit fille d'un ancien sergent du régiment de mon père, et d'une femme de chambre de ma mère. Ils vivoient, à un quart de lieue au plus de Ronebourg, dans une petite ferme que mes parens leur avoient donnée pour récompense de leurs services. Pendant mon enfance j'étois continuellement chez eux, et dans les bras de la bonne Christine, qui m'avoit nourri, et qui m'aimoit comme son propre fils. Fritz, mon frère de lait, étoit mon intime ami; Louise, plus [198] jeune de quelques années, étoit bien plus encore pour moi. Je ne pouvois me séparer d'elle un instant, ni quitter la ferme du bon Johanes.

Il fallut m'éloigner cependant de cette famille qui m'étoit si chère; et lorsqu'on m'envoya dans une université, je versai bien autant de larmes en me séparant de Christine, de Johanes, et surtout de ma chère petite Louise, qu'en quittant la maison paternelle.

J'obtins la permission d'emmener Fritz avec moi, et de me l'attacher pour toujours. J'ignorois alors que ce garçon avoit l'âme aussi vile, aussi basse que ses parens l'avoient honnête, ou plutôt le germe de ses vices ne s'étoit point encore développé. Je le voyois actif, intelligent, fidèle, zélé pour mon service et pour mes intérêts; il étoit fils de ma nourrice, frère de Louise. Que de titres pour l'aimer et lui accorder toute ma confiance! Aussi fut-il plutôt avec moi sur le pied d'un ami, que sur celui d'un domestique.

[199] Quelques années de séjour à l'Erlang affoiblirent beaucoup le souvenir de la petite ferme de Johanes et des plaisirs de mon enfance. Ils se renouveloient cependant quelquefois par les lettres que Fritz recevoit de sa soeur, et qu'il me montroit. Il y avoit toujours un petit article si tendre pour son jeune maître; elle lui recommandoit si fort de l'aimer, de le bien servir; elle lui demandoit avec tant d'empressement de mes nouvelles, que j'étois attendri en les listant, et que j'éprouvois une véritable impatience de revoir celle qui les écrivoit.

Fritz en reçut une qui lui apprenoit la mort de leur mère, ma bonne et chère Christine. Louise étoit désespérée. Elle peignoit sa douleur avec une énergie si forte et si naïve, que le coeur le plus dur en auroit été touché. Je pleurai sincèrement celle qui, depuis ma naissance, m'avoit prodigué les soins les plus tendres; je la pleurai plus que Fritz, et je fus moins vite consolé. [200] Je me suis rappelé depuis, qu'un jour que je lui parlois de mes regrets sur la mort de sa mère, il lui échappa de me dire: Vous pourrez voir Louise bien plus librement.

Si j'avois eu plus d'âge et d'expérience, ce seul mot m'auroit dévoilé son odieux caractère; mais j'avois encore cette précieuse innocence qui ne laisse pas même soupçonner le mal, et je n'y fis alors aucune attention.

Peu de temps après je fus rappelé dans ma famile. Je revins à Ronebourg quelques mois avant l'arrivée du comte, et dès le lendemain je courus à la ferme de Johnanes, accompagné de Fritz. Grand Dieu! que devins-je en revoyant Louise! et quel changement inoui quelques années avoient apporté à sa figure et à l'impression qu'elle me fit! Jamais je n'avois rien vu d'aussi beau. Elle étoit en deuil. Son corset noir marquoit sa taille charmante, et faisoit ressortir sa blancheur; l'émotion et le plaisir animoient son teint des [201] plus belles couleurs, et ses grands yeux bruns, de l'expression la plus vive et la plus touchante; ses cheveux noirs, comme le ruban qui les nouoit, rattachés en grosses tresses autour de sa tête, relevoient toute la fraîcheur et tout l'éclat de la jeunesse. A peine l'eus-je vue, que tous mes sens furent bouleversés, et qu'elle produisit sur moi l'effet le plus prompt et le plus terrible.

En allant à la ferme, j'avois résolu, pour m'amuser, de laisser deviner à Louise lequel des deux étoit son frère, et pour cet effet je m'étois mis à peu près comme lui; mais mon extase, mon trouble, mon saisissement, me décelèrent bientôt. Fritz rioit, et voyoit avec joie l'impression que sa soeur faisoit sur moi.

Elle étoit accourue les bras ouverts et le plaisir dans les yeux. Mais tout à coup elle s'arrêta devant moi, me fit une révérence gauche, que je trouvai remplie de grâces, et, se jetant au cou de son frère, elle fondit en [202] larmes. J'étois tout aussi ému qu'elle; le vieux Johanes vint ajouter encore à mon émotion. Il me reçut avec tendresse et rspect: nous entrâmes dans la ferme. Il me parla de Christine, de sa mort, de ses regrets, de tout ce qu'elle avoit dit sur Fritz et sur moi. Je voulois répondre, et je ne pouvois que regarder Louise et pleurer avec elle.

Johanes me parla ensuite de ses enfans. Il me demanda si j'étois content de son fils . . . Louise est une bonne fille, me dit-il. Elle a soin de moi et de mon ménage; elle remplace sa mère aussi bien qu'elle le peut. Tant qu'elle sera sage et que son frère ira le bon chemin, je serai tranquille et heureux, jusqu'à ce que j'aille à mon tour rejoindre me chère Christine. Après cela, je me fie à Dieu et à M. le baron, pour avoir soin de ma petite famille. N'est-ce pas, mes enfans, vous consolerez votre vieux père?

Louise se précipite à ses pieds, [203] dans ses bras. Fritz s'approche aussi; mais il me parut foiblement touché, ou plutôt je ne voyois que Louise, la belle et sensible Louise. J'aurois voulu me jeter avec elle aux genoux du vieillard, le nommer aussi mon père. Je pris ses mains, je les pressai contre mes lèvres: le père de Louise étoit alors pour moi l'être le plus respectable. Il étoit temps que cette scène touchante finît; mon coeur ne pouvoir plus suffire à tout ce qu'il éprouvoit. Je sortis de la ferme, emportant dans ce coeur éperdu d'amour l'image de Louise. Fritz s'en aperçut facilement; c'étoit tout ce qu'il désiroit. Une liaison entre sa soeur et moi l'assuroit de ma faveur et de sa fortune; peut-être même alloit-il plus loin encore, et se flattoit-il de devenir un jour le frère de son maître. Cette âme vile, intéressée, comptoit pour rien le déshonneur de sa famille ou de la mienne, pourvu qu'il y trouvât son compte. Il fit donc son possible [204] pour attiser le feu dont j'étois dévoré, et n'y réussit que trop aisément.

N'est-il pas vrai, monsieur, me disoit-il, que Louise est devenue bien jolie? Quel dommage, si quelque malheureux manant possédoit tant de charmes! Tenez, je crois que j'aimerois mieux la voir maîtresse d'un brave seigneur comme vous, que la femme d'un rustre qui ne sentiroit pas ce qu'elle vaut.

Ce propos et d'autres semblables ne me révoltèrent pas comme ils l'auroient fait sans doute avant que j'eusse vu Louise. La seule idée de la posséder, n'importe à quel titre, me transportoit. J'avalois chaque jour, à longs traits, le poison qui corrompoit mon foible coeur; il ne s'en passoit point que je n'allasse à la ferme, sous le prétexte de la chasse, et toujours j'y étois bien reçu, et par Johanes et par sa fille lorsqu'ils étoient ensemble. Dès que j'arrivois, Louiise couroit à la laiterie; [205] elle m'apportoit elle-même un grand vase rempli de lait; elle y coupoit du pain bis; elle en mangeoit quelquefois avec moi. Le bon Johanes me racontoit ses anciennes campagnes, en vidant sa bouteille de bière; je feignois de l'écouter, tandis que je dévorois sa fille des yeux; et je sortois toujours plus passionné.

Si je la trouvois seule, ces attentions si touchantes, cet air de plaisir et d'amitié, faisoient place à l'embarras le plus marqué. Elle commençoit des phrases qu'elle n'achevoit pas; elle avoit quelquefois l'air émue, attendrie. Alors je ne me possédois plus, je m'approchois d'elle avec transport, je hasardois de petites libertés, je lui rappelois les jeux de notre enfance: mais elle me repoussoit avec un ton si ferme, si sérieux, si décidé, qu'elle m'imposoit malgé moi, et que je n'osois aller plus loin.

De retour chez moi, je me plaignois à Fritz de la réserve de sa soeur; [206] je le conjurois de la voir, de lui parler en ma faveur, de l'engager à me montrer plus d'amitié, de confiance. Il rioit. Il m'assuroit que j'étois aimé, passionément aimé; qu'il le savoit bien, et que l'embarras même de Louise dans nos tête-à-tête en étoit la preuve. Mais ces jeunes filles, disoit-il, qui, dans le fond, ne demandent pas mieux que de céder, veulent au moins avoir une excuse.

Enhardi par cette espérance, je revolois à la ferme. Si Johanes y étoit, on me recevoit avec toutes sortes de grâces; s'il n'y étoit pas, je retrouvois le même embarras, et, si je devenois pressant, la même résistance. Cette conduite me désespéroit; et mon amour en augmentoit au point qu'il ne connoisit plus de bornes.


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Page Last Updated 9 January 2003