Caroline de Lichtfield


[Le comte arrive, Volume I, pp. 206 - 236]

[206]J'étois dans cet état de trouble et d'effervescence quand le comte vint à Ronebourg. Je ne voyois plus que Louise; je n'existois plus que pour elle. La posséder ou mourir étoit le cri continuel [207] de mon coeur. Il ne fallut pas moins que la réputation de sagesse que le comte s'étoit acquise, pour m'empêcher de lui faire, dès les premiers jours, l'aveu de ma passion. Je redoutois d'abord son excessive raison; mais il savoit si bien cacher une supériorité qu'il avoit l'air d'ignorer lui-même; son âme, en même temps qu'elle étoit gande et forte, étoit si douce et si sensible; il joignoit avec tant de grâces la vivacité de la jeunesse à la solidité de l'âge mûr, que celle-ci paroissoit à peine, et finit par ne plus m'effrayer. J'osai compter sur son indulgence, et un jour qu'en me promenant avec lui il me railloit sur mon air absorbé, rêveur, j'osai lui en dévoiler la cause, et lui ouvrir mon coeur. Je n'omis aucun détail; j'y mis sans doute la chaleur et le feu dont j'étois pénétré. Il me parut que Walstein m'écoutoit avec beaucoup d'émotion et d'intérêt. Quand j'eus fini il me serra dans ses bras. O mon jeune et sensible [208] ami, me dit-il, que de chagrins vous vous préparer! Il alloit ajouter quelques conseils; je l'interrompis. Che comte, ce ne sont pas des conseils que je vous demande; c'est de la pitié, c'est de l'indulgence; c'est de consentir à voir ma Louise, et d'attendre à me juger, que vous l'ayez vue; et en disant cela je l'entraînai du côté de la ferme.

Louise étoit seule et fort triste; il me parut même qu'elle avoit pleuré, mais elle n'en étoit que plus intéressante. A notre arrivée, la surprise de voir un étranger couvrit son beau visage d'une rougeur modeste; sa timidité, son embarras ajoutoient à ses charmes. Cependant elle se remit, et nous reçut aussi bien qu'il fut possible. J'observois qu'elle regardoit souvent le comte, et qu'il lui échappoit des soupirs qu'elle s'efforçoit d'étouffer. Lui la suivoit des yeux avec étonnement, et les jetoit ensuite sur moi avec une expression de douleur.

[209] Nous fîmes le tour du petit jardin potager que Louise cultivoit: il y avoit aussi quelques fleurs. Elle nous cueillit à chacun un oeillet. Je ne pus m'empêcher de remarquer qu'elle donna le plus beau à mon ami; mais ce n'étoit sans doute qu'une politesse, et je ne pouvois pas être jaloux du comte, qu'elle voyoit pour la première fois. J'étois plutôt charmé qu'elle se conduisît avec lui de manière à le prévenir en sa faveur. Je voyois que rien n'échappoit à Walstein; l'arrangement du petit jardin, la propreté du ménage: il eut l'air de tout voir, de tout sentir.

Nous sortîmes, et nous rencontrâmes, à quelques pas, Johanes qui revenoit des champs. Sa figure vénérable, sa longue barbe blanche frappèrent le comte. C'est le père de Louise, lui dis-je. Il vint à nous, nous parla quelque temps avec son bon sens accoutumé, et nous laissa continuer notre chemin. Je marchois à côté du comte sans lui dire un mot. Mes regrads ardens [210] cherchoient à pénétrer sa pensée; il gardoit aussi le silence: enfin je le rompois le premier . . .

Eh bien, mon cher comte, suis-je donc si coupable d'adorer Louise? -- Non, non, me répondit-il, vous n'êtes encore que malheureux, je le vois; vous deviez l'aimer, l'idolâtrer . . . Et m'embrassant avec tendresse: Non, vous n'êtes pas coupable; mais un jour de plus, et peut-être vous le deviendrez. Fuyez, mon cher Lindof, fuyez cette fille dangereuse; il ne vous reste d'autre ressource. Si l'amitié la plus tendre, la plus sincère peut adoucir vos peines, toute la mienne est à vous. Je ne vous quitterai pas; je vous mènerai à Berlin, à ma terre, enfin où vous voudrez, pourvu que ce soit loin d'ici. -- La fuir! m'éloigner d'elle! vivre sans Louise! non jamais, jamais. -- Eh, grand Dieu! que prétendez-vous? me dit-il vivement; quel peut être votre espoir, en vous livrant à cette passion? L'épouser! pensez à vos [211] parens que vous plongeriez dans le tombeau; la séduire! je n'imagine pas que vous en ayez la détestable idée. Louise est l'image de la vertu, de l'honnêteté; et ce respectable vieillard qui vous estime; qui vous aime, qui vous reçoit chez lui; trahiriez-vous sa confiance pour lui ravir ce qu'il a de plus cher au monde? Non, Lindorf ne sera jamais coupable de cette atrocité. Il écoutera la voix de l'honneur, de la raison, de la véritable amitié; et s'il verse des larmes, ce ne sera pas du moins le remords déchirant qui les fera couler . . . "

Les regards, la voix du comte, avoient une expression que je ne puis rendre, et qui pénétra jusqu'au fond de mon coeur. Il me sembloit que c'étoit un dieu, une intelligence suprême descendue du ciel pour m'éclairer. Tout ce que je venois d'entendre étoit si différent de ce que me disoit Fritz tous les jours; je m'étois si peu accoutumé à envisager ma passion sous un point de [212] vue aussi criminel, que je fus absolument atterré; je n'eus pas la force de répondre un mot. Le comte, qui m'observoit, voyant ce qui se passoit dans mon âme, prit ma main, et la serrant dans les siennes: Je vois, me dit-il, que ce que je vous dis fait impression sur vous, et que la vertue va reprendre son empire. Venez, mon ami; allons demander à votre père la permission de faire un petit voyage; nous partirons dès demain. -- Demain! m'écriai-je avec transport; partir demain! m'éloigner d'elle! ne pas la revoir! ignorer si je suis aimé, si je la retrouverai! Non, Walstein, non; ne l'espérez pas; je ne le puis, je ne le puis; ce seroit m'ôter la vie. Alors appuyant ma tête contre un arbre, et versant quelques larmes brûlantes, j'ajoutai: Oui, sans doute, vos discours m'ont frappé; et j'en ai senti toute la force. Que n'avois-je un ami comme vous dans les commencemens de cette fatale passion! A présent il est trop tard. C'est un feu [213] qui me brûle, qui me dévore. Je le sens trop; il n'y a plus pour moi que Louise ou la mort. Cependant vous le voulez; j'essaierai de suivre en partie vos conseils, d'être quelques jours sans la revoir, sans aller à la ferme; mais au moins que je sente que je suis près d'elle. O mon cher comte! je suis un malade à qui il faut des ménagemens, et qu'un remède trop violent tueroit sur-le-champ.

Le comte en convint. Il chercha doucement à me calmer, à me consoler. Il se contenta de la promesse que je lui renouvelai, de ne point aller de quelques jours à la ferme, espérant sans doute m'amener par degrés à consentir à une plus longue absence.

Dès le soir, je dis que je n'étois pas bien. Je voulois m'imposer l'obligation de rester dans ma chambre. Je sentois que si j'en étois sorti, mes pas se seroient portés d'eux-mêmes chez Louise. Une feinte maladie m'en ôtoit la liberté; mais elle n'étoit pas feinte [214] depuis plusieurs jours. J'étois consumé par une fièvre ardente, suite ordinaire des violentes passion. Je ne dormois plus; je mangeois à peine. Mon changement excessif alarmoit mes parens; mais je leur assurai que quelques jours de retraite et de tranquillité suffiroient pour me rétablir. Le comte, qui donna les plus grands éloges à ma fermeté, me quittoit peu. Tant qu'il étoit auprès de moi, il animoit mon courage, il soutenoit ma raison, et je sentois moins le tourment de ma passoin; mais dès qu'il s'éloignoit, elle reprenoit tout son empire; et Fritz y ajoutoit de nouvelles forces.

Il s'étoit bien aperçu, par quelques mots qu'il avoit entendus, et par ceux qui m'échappoient à moi-même, que le comte combattoit mon amour. Il en travailloit avec plus d'ardeur à l'exciter; et il ne falloit pas pour cela de grands efforts. Dès que j'ètois seul avec lui je ne pouvois m'empêcher de lui parler de sa soeur. Il m'assuroit quelle gémissoit [215] de mon absence, et de me savoir malade; que depuis quatre jours qu'elle ne m'avoit vu, elle ne faisoit que pleurer. "Cette pauvre fille vous feroit pitié, monsieur le baron; elle vous aime à la folie, et cache tout cela dans son coeur. Pour moi, je crains qu'elle n'en meure. Je suis toujours à la rassurer, à lui dire qu'elle n'est pas la première paysanne qui ait aimé un grand seigneur; qu'elle seroit trop heureuse avec vous, qui êtes si bon, si généreux, et que certainement vous ne l'abandonneriez jamais."

Ces conversations, souvent répétées, enflammoient mon imagination et mon coeur, affoiblissoient ma résolution. Enfin un soir, c'étoit le cinquième ou le sixième jour de ma retraite, le comte m'ayant quitté pour aller à la chasse, et Fritz me parlant de Louise et de son amour depuis une heure, je ne pus y résister. Je m'échappe comme un enfant que son mentor a laissé à lui-même, et je vole à la ferme, espérant [216] bien être de retour avant l'arrivée du comte.

Johanes étoit aux champs, et Louise seule à la maison, son rouet devant elle. Elle ne filoit pas cependant; sa tête étoit appuyée sur une de ses mains, et son mouchoir sur ses yeux. Elle ne me vit point d'abord; mais au bruit que je fis en fermant la porte, elle leva les yeux et fit un cri. Eh, mon Dieu! monsieur le baron, dit-elle en rougissant, comment! c'est vous! On disoit que vous étiez si malade; je suis bien aise de voir que . . . Je ne lui laissai pas le temps d'achever. L'intérêt que je crus voir dans ce peu de mots, sa rougeur, ses yeux encore humides de larmes, tout me parut confirmer cet amour dont Fritz me parloit sans cesse.

Enchanté, transporté et de la revoir, et de la trouver sensible, je me précipite à ses pieds. Je ne sais ce que je lui dis; ma tête n'y étoit plus, et je [217] m'exprimois avec tant de feu et de vivacité, que Louise en fut effrayée; mais elle ne pouvoit ni m'arrêter, ni m'échapper. Je m'étois saisi de ses deux mains, que je tenois avec force et que je couvrois de baisers, lorsque la porte s'ouvre, et le comte paroît.

Je ne sais lequel fut le plus confondu de nous trois. La surprise me fit abandonner les mains de Louise, qui en profita bien vite pour sortir précipitamment. Je m'étois relevé; mais je n'osois regarder mon ami. -- Vous ici, Lindorf! me dit-il enfin. Je vous ai laissé dans votre chambre, et je vous retrouve aux pieds de Louise! -- Ce n'est donc pas moi que vous y veniez chercher? répliquai-je avec un étonnement plus grand encore que le sien. Je ne sais ce qui se passoit alors dans mon âme. Je n'avois pas de soupçon, non, je n'en avois pas; cependant je ne savois comment expliquer son arrivée inattendue à la ferme.

J'avois pensé d'abord que ne [218] m'ayant pas trouvé chez moi, il m'avoit soupçonné là; mais la surprise qu'il n'avoit pu cacher, détruisoit cette idée. -- Non, me dit-il, en se remettant, ce n'étoit pas vous que je cherchois ici; j'avois à parler à Johanes. Je vous expliquerai . . . et, me prenant sous le bras, il m'emmena sans que je revisse Louise. Dès que nous fûmes dehors, il me raconta que son sergent recrutoit au village prochain; qu'il venoit de lui parler, et qu'ayant engagé plusieurs hommes que le vieux Johanes devoit connoître, il étoit entré en passant pour lui demander des renseignemens.

Cela me parut plausible, et détrusit l'espèce d'inquiétude vague que j'avois malgé moi. -- A présent, me dit le comte, permettez à mon tour que je vous demande ce que vous faisiez là, ce que vous disiez à Louise, dans une attitude aussi pressante, et avec tant de feu. Pardonnez, Lindorf, vous m'avez accordé votre confiance; je [219] croirois la trahir indignement, si je ne cherchoit pas à vous sauver du plus grand des dangers. Vous m'aviez promis d'être huit jours sans voir Louise. Quel étoit le but de cette visite que vous m'avez cachée? -- De me convaincre que j'étois aimé?, et, dans ce cas là . . . -- Eh bien? . . . -- Et bien, dans ce cas là. de tout sacrifier à Louise, de renoncer à tout pour elle: famille, patrie, fortune, elle me tiendra lieu de tout. Je fuirai avec elle au bout de monde, s'il le faut; je lui ai offert, à son choix, un mariage secret, ou un enlèvement; et je suis décidé à l'un ou à l'autre. Je ne demande pas au comte de Walstein de m'assister dans cette entreprise, mais je compte au moins sur sa discrétion. -- Et Louise, me dit-il avec émotion, Louise y consent-elle? -- Elle ne m'a pas répondu. Vous êtes entré; mais elle s'attendrissoit. J'ai vu couler ses larmes, et d'ailleurs je suis assuré d'être aimé. -- Vous pourriez vous tromper, me dit le comte; je crois savoir plus [220] sûrement encore que Louise aime ailleurs. -- Elle aime ailleurs? répétai-je avec futeur; si je le croyois . . . Mais non, Louise est l'innocence même; elle ne sort jamais de chez elle; elle ne voit que son père, son frère et moi. -- Et un jeune paysan du village, reprit le comte, qu'on nomme Justin, je crois. On assur que Louise et lui s'aiment depuis trois ans, et que Johnanes ne eut point consentir à ce mariage, parce que Justin est pauvre; mais s'il est vrai qu'il soit aimé . . .

Je ne pouvois plus rien entendre; mon sang bouillonnoit dans mes veines; la jalousie et toutes ses fureurs pénétroient mon âme. J'interrompis le comte, en l'arrêtant par le bras, et, fixant sur lui des yeux égarés: Puis-je savoir, comte, de qui vous tenez ces informations? Il me paroît bien étonnant . . . Ma physionomie étoit si renversée, et le son de ma voix si altéré en prononçant ce peu de mots, que le comte en fut alarmé.

[221] Au nom du ciel, Lindorf, me dit-il en m'embrassant, cher Lindorf, calmez-vous, remettez-vous: il se peut que l'on m'ait trompé. Je m'en informerai; je le saurai, je vous le promets. Avant qu'il soit peu, je vous apprendrai de qui je tenois ces détails, et s'ils étoient fondés. O mon ami! ajouta-t-il avec le ton le plus pénétré, vous déchirez mon coeur. Il n'est rien que je ne fisse pour vous rendre à vous-même et au bonheur. -- Au bonheur! dis-je à demi- voix, il n'y en aura jamais pour moi sans Louise.

Cependant les amitiés du comte, sa manière affectueuse et tendre, m'avoient un peu remis: je pensai qu'en effet il étoit mal informé. Je connoisssois ce Justin, et jamais je n'avois eu sur lui le moindre soupçon. C'étoit un pauvre orphelin dont le seul avantage étoit une assez jolie figure, cachée sous des haillons grossiers, qui attestoient son extrême pauvreté. Elevé par charité dans la paroisse, on lui avoit confié la [222] garde de tous les troupeaux du village. J'avois entendu parler souvent de la dextérité, de l'honnêteté, du zèle, et même du courage avec lesquels il remplissoit son petit emploi. Tous les animaux prospéroient par ses soins . Il savoit les guérir de la plupart de leurs maladies; il savoit aussi les défendre, et il avoit déjà tué plusieurs loups qui attaquoient son troupeau. On vantoit encore ses talens. Il faisoit de jolis ouvrages en bois et en osier, seulement avec son couteau; il avoit la voix très-blle, et jouoit très- bien du flageolet sans avois jamais eu d'autres maîtres que la nature, les oiseaux, et peut-être l'amour. Souvent en chassant je m'étois arrêté pour l'écouter; mais jamais il ne m'étoit entré dans l'esprit que le pauvre berger Justin pût être mon rival. Louise me paroissoit si fort au-dessus de lui! Il est vrai que je la voyois au-dessus de tout. En y réfléchissant alors, je pensai que dans le fait leur naissance étoit bien égale: un peu plus de fortune [223] mettoit seule quelque différence entre eux; et, malgré sa misère, Justin étoit un fort joli garçon. Je me rappelai très-bien que, dans mes courses fréquentes à la ferme, j'avois souvent rencontré le troupeau de Justin de ce côté là. Il est vrai qu'il y étoit toujours lui-même, et que jamais je ne l'avois trouvé chez Louise. Quelquefois j'avois parlé à elle ou à son père, des chants et du flageolet du jeune berger; il ne m'avoit pas paru qu'ils y eussent fait attention.

Enfin, tour à tour rassuré ou tourmenté, je ne savois ce que je devois croire; dans le fond, cette rivalité m'humilioit trop pour ne pas chercher au moins à en douter.

Dès que je fus chez moi j'appelai Fritz. Fritz, lié intimement avec sa soeur, et qui passoit chez son père la moitié de sa vie, devoit en savoir quelque chose. Je le questionnai très-vivement sur Justin, sur ses liaisons avec Louise, sur leur inclinaton prétendue, [224] et sur le mystère qu'on m'en avoit fait. D'abord il parut très-surpris; il nia tout, parla du pauvre Justin avec le plus grand mépris, m'assura que sa soeur penseroit de même, et seroit très-offensée de ces bruits, et finit par me demander de qui je pouvois tenir une telle imposture. J'eus l'imprudence de nommer le comte. -- M. le comte sait bien ce qu'il fait, répondit Fritz en secouant la tête; il n'a garde de vous conter que c'est lui-même qui aime Louise, et qui, ce matin encore . . . Mais il faut pas tout dire.

Il feignit de vouloir sortir. Je le retins de force. Après s'être fait beaucoup presser, il m'apprit que depuis le jour que j'avois mené le comte à la ferme, il étoit devenu passionnément amoureux de Louise; que pendant ma retraite il n'avoit pas passé un seul jour sans y retourner, et sans chercher à la séduire par les offres les plus éblouissantes; que ce matin même encore, lui, Fritz, l'avoit trouvé là, près d'elle, [225] et qu'il avoit voulu l'engager au secret vis-à-vis de moi. Peut-être l'aurois-je gardé, ajouta-t-il, pour ne pas trop chagriner monsieur; mais quand je vois qu'il cherche à calomnier ma soeur, en l'accusant d'aimer un gueux comme Justin, je ne puis plus me taire; aussi bien je voudrois consulter M. le baron là-dessus. Louise est sage; oh! elle est sage, et d'ailleurs elle aime trop M. le baron pour en aimer un autre . . . Mais, après tout, que sait-on? les jeunes filles . . . Ce comte est si riche, si pressant, et puis il est son maître, lui; il n'y a là ni père ni mère. Tout cela est diablement tentant; et s'il alloit aussi l'enlever, car il l'aime au point qu'il est capable de tout. Le mieux ne seroit-il pas de le prévenir? Si M. le baron le vouloit, cela seroit fait dans un tour de main. Nous mettrons Louise en sûreté. Pour moi, je l'ai toujours dit, j'aime mieux qu'elle soit avec monsieur qu'avec tout autre.

Pendant que Fritz me parloit, [226] mon agitation étoit excessive. Je me promenois à grands pas dans ma chambre, ne sachant ce que je devois penser de la conduite du comte. Mon estime pour lui étoit si bien établie dans mon âme, que je ne pouvois me persuader une telle perfidie. Ces discours si tendres, si persuasifs, cette éloquence si touchante de la véritable amitié, n'auroient donc été que des piéges pour m'éloigner de Louise, pour m'enlever cet objet adoré.

Je ne pus soutenir cette horrible idée. Elle me parut absolument incompatible avec le caractère reconnu du comte; et regardant Fritz avec colère, je lui ordonnai de sortir de ma présence, et de ne plus outrager mon ami par des impostures auxquelles je n'ajoutois aucune foi. Je fis plus; je voulus aller joindre le comte, et lui parler sans détour de cette infâme accusation, sûr que d'un seul mot il effaceroit chez moi jusqu'à la moindre trace du soupçon.

[227] J'y courus; mais je trouvai avec lui mon père, qui ne nous quitta pas de la soirée, et devant qui une telle conversation étoit impossible. La leur rouloit sur les devoirs de la société, sur les moeurs, sur le véritable honneur. Le comte dit à ce sujet des choses si fortes et si bien senties; il exprima avec tant d'énergie la façon de penser la plus noble et la morale la plus pure, que j'eus honte intérieurement d'avoir pu douter un instant de sa vertu, et que je me promis même de ne point lui en parler. Il me sembloit que ce seroit un nouvel outrage, et que, vis-à-vis d'un homme tel que lui, c'étoit moi qui aurois à rougir de mes soupçons. Il falloit, d'ailleurs, jusqu'à un certain point, le compromettre avec mon domestique, et cela ne se pouvoit pas; je résolus donc me taire, et de faire taire Fritz, qu'un faux zèle pour mes intérêts pouvoit avoir égaré.

Mais tout en repoussant de mon coeur ce qu'il m'avoit dit sur le comte, [228] je n'en étois pas moins décidé à profiter de sa bonne volonté pour l'enlèvement de sa soeur. J'admirois les principes du comte sans me sentire la force de les imiter, ou plutût je m'aveuglois sur les suites de cette action. J'imaginois consoler, à force de bienfaits, le vieux Johanes. Insensé que j'étois! comme si l'or pouvoit dédommager un père de la perte de sa fille, et d'une fille telle que Louise! Mais je ne raisonnois plus, je n'étois plus à moi-même. Funeste et terrible effet des passions! Qu'elles sont redoutables, puisqu'elles peuvent égarer à ce point un coeur fait pour être honnête et vertueux!

Le lendemain matin, le comte vint chez moi avant que je fusse levé: il étoit habillé et botté. -- Lindorf, me dit-il, je vais jusqu'au village pour voir mon sergent et mes hommes. Je ne vous propose pas de venir avec moi, parce que je veux passer à sa ferme de Johanes, à qui j'ai à parler. Après votre scène d'hier, j'imagine que vous et [229] Louise seriez également embarrassés de vous revoir devant un tiers. Je vous avertis que j'y vais, ajouta-t-il en riant, afin que si vous voulez encore vous échapper, vous n'ayez pas la même surprise qu'hier; et après m'avoir serré la main, il me laissa.

Cette visite à la ferme, dont il me parloit de si bonne foit, auroit dû me rassurer plutôt que de m'alarmer. Il ne pouvoit savoir que j'étois averti, donc il n'y avoit point de mystère; cependant je n'étois pas à mon aise. Une sorte de défiance s'insinua dans mon âme; je sonnai. Fritz n'étoit pas là; ce fut un des laquais de mon père qui vint prendre mes ordres. Il étoit du village, et il y alloit tous les jours. Je lui demandai, de l'air le plus indifférent qu'il me fut possible, si le sergent du comte étoit là pour recruter; il me répondit qu oui, et même qu'un de ses frères s'étoit engagé, et aussi ce Justin, que le comte avoit prétendu être amant aimé de Louise. M. le comte, me dit-il, [230] est un si digne homme, que tous nos jeunes gens voudroient servir sous lui.

Cet éloge naïf me fit rougir de nouveau de mes doutes. Tranquille, et sur le comte, et sur ce Justin, je ne pensai plus qu'au projet d'enlever Louise, et de me l'attacher pour jamais. Cette idée fermentoit dans ma tête et dans mon coeur. A vingt ans, enflammé par une passion aussi ardente, on n'imagine aucun obstacle à ce qu'on désire. Secondé par Fritz, tout me paroissoit possible, et je l'attendis avec impatience pour nous concerter ensemble; mais il ne paroissoit point, et le comte revint.

Tout occupé de mon dessein, gêné par sa présence, il me trouva l'air fort extraordinaire, et me le dit tout naturellement. Je vis qu'il cherchoit à me sonder. Ne voulant pas trop le compromettre, je ne m'ouvris qu'à demi, mais j'en dis assez pour lui faire comprendre que je persistois dans mes projets de la veille. L'après-dînée il me [231] quitta pour aller, me dit-il, écrire quelques lettres dans sa chambre, après quoi nous devions nous promener ensemble à cheval.

J'eus envie de profiter de cet instant où il me laissoit seul, pour aller m'éclaircir avec Louise, obtenir enfin cet aveu tant désiré, et la décider à partir; mais je pouvois trouver son père avec elle, et ma course seroit inutiie. Une lettre que je lui remettrois moi-même adroitement, paroit à cet inconvénient: j'allai l'écrire. Elle se ressentoit du trouble de mon âme. Je renouvelois à Louise mes propositions de la veille; je lui jurois un amour éternel, et m'engageois à lui en donner toutes les preuves qu'elle pourroit en exiger. Je lui demandois une réponse, et je la renvoyois à son frère pour tous les arrangemens.

Ma lettre faite et pliée, j'allois la porter, lorsque Fritz, que je n'avois pas revu depuis la veille, entre dans ma chambre avec précipitation: Monsieur, [232] me dit-il, vous m'avez traité hier d'imposteur; où pensez-vous que soit en ce moment M. le comte? . . . Un frisson parcourut mes veines . . . -- Mais chez lui, sans doute: pourquoi me dis-tu cela? . . . -- Oui, chez lui, c'est- à-dire, chez ma soeur, où je viens de le voir de mes propres yeux. -- Prends garde à ce que tu dis . . . le comte . . . il est impossible. -- Vous pouvez vous en convaincre, monsieur: allez-y; peut-être le trouverez-vous encore dans le jardin, où il attend Louise. Elle n'étoit pas à la maison, ni mon père non plus; il a chargé le petit garçon de la ferme d'aller la chercher promptement. J'étois dans un coin de la cour; il ne m'a pas vu; et dès qu'il est entré dans le jardin, je suis venu pour dire à monsieur que je n'étois pas un menteur.

A mesure que Fritz parloit, ma rage augmentoit par degrés; bientôt elle fut à son comble. Joué avec tant de perfidie et d'indignité . . . et par qui? [233] par l'homme que je respectois, que je vénérois le plus au monde, par l'ami à qui je m'étois confié!

Je renvoyai Fritz. Un mouvement presque machinal me fit saisir mes pistolets; je les chargeai à balle sans remarquer qu'ils l'étoient déjà, et, les prenant avec moi, je sortis dans une fureur qui tenoit de l'égarement, et dans quelques minutes je me trouvai près de la ferme. Il falloit passer au-dessous du jardin; la haie dans cet endroit étoit basse. J'aperçus en effet le comte, se promenant avec l'air de l'impatience, et regardant sans cesse du côté de la porte du jardin, opposé à celui où j'étois. Je n'avois pas eu le temps de penser à ce que je devois faire, que cette porte s'ouvre, et que je vois Louise, la timide et modest Louise, à qui jamais je n'avois pu dérober la moindre faveur, courir les bras ouverts au-devant du comte, se précipiter dans les siens, lui baiser les mains, le laisser presser les siennes, arrêter sur [234] lui ses beaux yeux brillans d'amour et de joie. Je ne sais comment je n'expirai pas; mais je crus toucher à mon dernier moment. Un froid mortel glaçoit mes veines; mes forces m'abandonnèrent, et je fus contraint de m'appuyer contre un arbre.

La fureur me ranima bientôt; je jetai les yeux sur ce fatal jardin. Les deux amans (car je ne doutai plus de leur intelligence) se parloient avec feu; le visage du comte rayonnoit de plaisir; jamais je ne l'avois vu aussi animé. Je ne pouvois les entendre; mais il paroissoit par ses gestes qu'il demandoit avec ardeur quelque chose que Louise refusoit foiblement.

Enfin le comte tire une course qui me parut pleine d'or, et la présente à Louise. Elle baisse les yeux; hésite encore un moment: enfin elle la prend d'un air moitié confus, moitié attendri. Le comte l'embrasse; et tous les deux ensemble rentrent dans la maison, au moment où j'allois sauter par-dessus la [235] haie qui nous séparoit, et peut-être immoler deux victimes à ma rage. Je ne me connoissois plus. Je me serois sans doute ôté la vie, si je n'avois vu le comte sortie de la ferme avec la tranquillité de l'innocence et de la vertu, que je pris pour celle de l'amour satisfait; et courant à lui mes deux pistolets à la main, Défends-toi, traître, m'écriai-je en lui en appuyant un sur la poitrine, et lui présentant l'autre; ôte-moi une vie que tu m'as rendue odieuse, ou laisse-moi délivrer la terre d'un monstre de perfidie . . . Il voulut m'arrêter le bras, me parler. Je n'écoute rien, lui dis-je. Convaincu par mes propres yeux . . . Défends-toi, ou je suis capable de tout.

En disant cela, je portai la bouche d'un de mes pistolets sur mon front: plus heureux sans doute, si le coup étoit parti! Mais le comte le prévint, et se saisissant du pistolet: Vous le voulez? dit-il; il recule quelques pas, et tire son coup en l'air; le mien part en [236] même temps, et va frapper mon généreux ami. Je le vois chanceler, et tomber à mes pieds inondé de sang, en s'écriant: Ah! malheureux Lindorf! quand vous saurez . . . ah! vous êtes bien plus à plaindre que moi!".

FIN DU PREMIER VOLUME.

Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 9 January 2003