Caroline de Lichtfield


[Louise et Justin, Volume II, pp. 9 - 22]

[9] Oui, sans doute, j'étois guéri; je l'étois au point que, trois semaines environ après ce malheur, j'appris sans la moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venoit tous les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu'il avoit épousé Louise, et qu'ils étoient prêts à partir pour leur nouvelle habitation. [10] Le comte, à ce sujet, entra dans quelques détails avec moi. Par délicatesse il n'avoit pas voulu jusqu'alors m'en parler; mais je l'en sollicitai.

Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvoit aux moyens d'en détourner les terribles effets, lorsque son sergent lui présenta un jeune homme qu'il venoit d'engager: c'étoit le pauvre Justin. Sa bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et intéressèrent le comte; il le questionna sur les motifs qui le forçoient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis plusieurs années, mais n'ayant aucune espérance; rebuté par Johanes, menacé par Fritz, il vouloit mourir, mais en brave garçon, et en combattant les ennemies de son roi. Egalement, disoit-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et ce malheur ne me manqueroit pas, car son père a juré qu'elle ne seroit jamais à moi. Le comte lui demanda s'il étoit aimé autant qu'il aimoit. -- Eh! mon Dieu, sans doute, répondit-il: sans cela, l'aimerois-je comme je fais depuis si long-temps? Pauvre chère Louise! je l'ai vue hier pour la dernière fois de ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa . . . Mais j'espère, ajouta Justin, que, lorsque je serai parti, elle sera moins malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent tous les jours à mon sujet; c'est pour cela que j'ai voulu m'éloigner absolument. Je souhaite qu'elle se console; pour moi je ne me consolerai jamais . . .

Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l'instant le généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amans, en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à Justin, voulant premièrement parler à [11] Louise, et savoir d'elle la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver seule; enfin il guetta si bien le moment, qu'il y parvint. Il n'eut pas de peine à obtenir d'elle l'aveu de son amour pour Justin. Son coeur en étoit plein; et depuis qu'elle le savoit engagé, elle ne faisoit que pleurer, et cherchoit de son côté l'occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que leur inclination avoit commencé long-temps avant la mort de sa mère; que, dès ce temps là, elle alloit tous les jours le voir au pâturage. C'étoit pour lui donner le signal de venir le joindre, et pour l'accompagner lorsqu'elle chantoit, qu'il avoit essayé de jouer du flageolet, et qu'il y avoit si bien réussi; c'étoit pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses rouets, qu'il avoit commencé à tresser l'osier et à sculpter le bois. Elle montra au comte deux petits groupes très-joliment travaillés: l'un représentoit Justin lui-même assis à ses pieds, et tous les deux [13] assez reconnoissables; l'autre, mieux fait encore, offroit le jeune berger terrassant un gros loup; car c'étoit pour elle aussi qu'il avoit donné ses premières preuves de courage, en tuant un loup qui attaquoit une des vaches de Johanes.

Comment la tendre et reconnoissante Louise eût-elle pu refuser son coeur à celui qui l'avoit si bien mérité? Aussi, disoit-elle au comte avec feu et sentiment, je l'aime de toute mon âme, et je l'aimerai toujours quand même je ne le verrois plus . . . Hélas! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent je disois à Justin quand il se désoloit d'être aussi pauvre: Console-toi, mon bon ami; laisse seulement revenir notre jeune maître; il parlera à mon père, et j'ai dans le coeur qu'il nous mariera. Il est bien revenu, mais . . . Elle s'arrêta . . . -- Mais! achevez . . . -- Mais je vois bien, dit-elle, en baissant le yeux et rougissant, qu'il n'y a rien à faire. Je serois même bien fâchée qu'il sût [14] que j'aime Justin, car mon frère m'assure qu'il le tueroit tout de suite. Au reste, à présent que Justin sera loin, cela m'est bien égal; je veux le lui dire la première fois, et s'il veut tuer quelqu'un, ce ne sera plus que mois . . .

Le comte la rassura. Il lui promit qu'elle seroit bientôt heureuse; que Justin étoit à lui actuellement; qu'il en pouvoit disposer, et qu'il vouloit en faire l'époux de Louise. A peine pouvoit-elle croire ce qu'elle entendoit, et cet espoir lui paroissoit un songe; mais il lui dit que le soir même elle le verroit réalisé, qu'il alloit parler à Justin, et qu'ensuite il parleroit à Johanes . . .

C'est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte, c'est lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan, après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et la plus pure, je venois le proposer pour gendre à Johanes, que je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui savoit ce que je venois faire chez [15] elle, qui m'attendoit avec toute l'impatience de l'amour, fut troublée à l'excès d'être surprise avec vous. J'avoue que je le fus aussi, au point de ne pouvoir vous le cacher, et ce fut-là peut-être le commencement de vos soupçons. J'en avois presque aussi, moi, sur Louise. Nous avoit-elle trompés Justin et moi? Etoit-elle d'accord avec vous? Voilà ce que je brûlois de savoir, et votre réponse ne m'éclaircit qu'à demi. Elle me confirma seulement dans l'idée que vous couriez le plus grand danger, et qu'il falloit, à tout prix, vous arracher l'objet d'une passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier.

Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur Justin, imaginant que peut- être votre amour s'augmentoit de l'idée qu'il étoit partagé. Si vous l'aviez reçue avec plus de modération, je l'aurois faite entière; mais votre égarement m'éffraya. Je vis votre raison près de vous abandonner; vos mouvemens, votre regard, avoient [16] quelque chose de convulsif, qui me fit frémir. Je vis que ce n'étoit pas le moment de frapper les grands coups; j'en avois même trop dit, et je n'avois fait qu'attiser le feu.

Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous promis de prendre des informations. Par là j'espérois gagner du temps, donner à Louise celui de s'éloigner avec son époux, et prévenir vos projets de mariage ou d'enlèvement.

Voulant donc presser cette union, j'allai dès le lendemain matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je l'avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre entretien. Je ne vis Louise qu'un instant; mais ce fut assez pour me convaincre du tort que je lui avois fait la veille, en la soupçonnant d'intelligence avec vous. Cette idée l'avoit tourmentée elle-même toute la nuit: mais son inquiétude, sa douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute.

[17] Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai d'abord de mes recrues; j'en avois la liste, que je lui lus. Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa physionomie. -- Comment, dit-il, ce coquin s'est engagé? Que le ciel en soit loué; nous en voilà débarrassés! -- Comment, Johanes! ce coquin? Mais je ne veux point d'un coquin dans ma compagnie, et je vais lui rendre son engagement. -- Gardez-vous-en bien, monseignneur, avec le respect que je vous dois. Quand je dis coquin, ce n'est pas que ce ne soit le plus honnête garçon du village, et brave comme le roi: ça vous tue un loup comme rien; jugez ce qu'il fera d'un homme. Vous n'aurez pas un meilleur soldat; mais s'il faut tout vous dire, ajouta-t-il en baissant la voix, ne s'étoit-il pas mis dans la tête d'être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne vouloit-elle pas l'épouser bon gré mal gré! un garçon qui n'a pas le sou, élevé par charité! J'aurois mieux aimé, je crois, [18] la tuer, que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué! le voilà parti, ou peu s'en faut; et j'espère que nous n'entendrons plus parler de lui. C'est dommage pourtant! Il avoit bien soin de nos troupeaux; il a sauvé ma vache avec un courage . . . Sans ce diable d'amour . . . -- Et ne pensez-vous point à marier Louise pour la consoler du départ de Justin? -- Plût au ciel qu'elle le fût déjà! ça ne donne que du tourment. A présent que me voilà tranquille d'un côté, je vais avoir des inquiétudes de l'autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour d'elle. Tant qu'elle avoit son Justin, elle n'étoit que trop bien gardée; mais à présent je ne sais trop ce qui en arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune maître, comme je l'avois défendue à Justin. On a ses affaires; on ne peut pas toujours être là. Je mourrois content si je la voyois bien établie; mais il n'y a pas d'apparence. Dans ce village, ils sont tous pauvres; et Louise [19] n'est pas riche. -- Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques journées d'ici, une métairie qui est, je crois, plus considérable que celle-ci; et, comme je l'aime beaucoup, je lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats, et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour commencer le ménage. Voyez si ci parti vous convient; ce sera une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, vouloit se prosterner devant moi. -- O monseigneur, si je le veux! J'en pleure de joie et de reconnoissance; toute ma crainte est que lui ne veuille pas de Louise; et s'il alloit savoir cette amourette de Justin . . . -- Ne craignez rien; il n'en sera pas jaloux. Justin est son meilleur ami; et plus Louise l'aimera, plus il sera content. Le bon Johanes ouvroit de grands yeux et n'y comprenoit rien. Il fallut [20] lui expliquer la chose. Il n'en revenoit pas d'étonnement; mais il confirma son consentement avec d'autant plus de joie, qu'il faisoit le bonheur de sa fille.

Ma seule condition fut qu'ils iroient tout de suite habiter ma ferme. Il n'y mit aucun obstacle; il se proposa même de suivre ses enfans, et de s'établer avec eux. Je le chargeai du soin d'apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour courir au village. Je remis à Justin son engagement de soldat, l'acte de donation de la ferme, et la bourse de cinquante ducats que j'avois promise, et je me hâtai de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt agité, quelques mots entrecoupés, l'absence de Fritz, qui avoit disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous n'eussiez concerté ensemble quelques projets dont l'exécution seroit peut-êtte plus prompte que je ne le pensois. Je résolus donc de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos jeunes gens, et ce fut dans cette idée [21] que je retournai encore à la ferme. Je voulois mettre cette condition à mes bienfaits, et donner à Louise le présent de noces que je lui destinois . . . Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé par une fausse apparence. Louise avoit été tout le jour au village, chez une parente, peut-être pour éviter une noubelle visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son bonheur, l'étoit allé chercher: ils avoient rencontré l'heureux Justin, qui venoit chez eux; il leur montra son trésor. Le petit garçon que j'avois envoyé chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l'attendois chez elle, elle n'écouta que le premier mouvement de sa joie, courut à perte d'haleine, et me témoigna sa reconnoissance de manière à vous faire une illusion cruelle.

Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment; jugez donc si je vous pardonne. Un peu plus de confiance [22] de ma part, un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n'arrivoit jamais. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne seroit réel pour moi que si vous aviez été soupçonné.


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Page Last Updated 9 January 2003