Caroline de Lichtfield


IIe CAHIER DE LINDORF



De Risberg

[La jeune comtesse Matilde, Volume II, pp. 31 - 40]

"Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin.

Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le meilleur état possible; et lui se livra dans son cabinet à des études profondes et suivies, qui, jointes au peu d'exercice qu'il prenoit, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup; et son application continuelle lui donna cette courbure dans la taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n'avoit plus la moindre prétention à la figure; et l'étude étoit devenue chez lui une véritable passion.

Il se livroit entièrement à la politique. Par un travail assidu, il se mit en état, en deux ou trois années, d'entreprendre [32] les négociations les plus difficiles, et de remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu'il occupe encore aujourd'hui.

Dès notre arrivée à Berlin, il m'avoit présenté chez sa tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune comtesse Matilde demeuroit depuis sa naissance. Veuve depuis quelques années et n'ayant pas d'enfans, elle regardoit cette nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte chérissoit aussi sa petitte soeur, pour laquelle il avoit les soins du père le plus tendre. Il m'en parloit souvent à Ronebourg, et ne me cachoit point qu'il verroit avec plaisir que je m'attachasse à elle, et qu'un lien de plus vînt cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante; mais elle avoit à peine treize ans. Ce n'étoit encore qu'une fort aimable enfant, avec qui je jouois avec plaisir, mais qui ne m'inspiroit pas ce que m'avoit inspiré Louise. Cependant, comme mon coeur étoit alors parfaitement [33] libre, et que la maison de la barrone de Zastrow étoit fort agréable, j'y allois régulièrement tous les jours, et j'y étois reçu comme l'intime ami du comte.

Matilde, surtout, m'accabloit d'amitiés; elle m'appeloit son frère; elle me disoit en riant qu'elle ne voyoit presque plus le sien depuis qu'il étoit si devenu si laid et si savant, et que c'étoit à moi à le remplacer. Je me prêtois à ce badinage; je la nommois aussi ma soeur, ma chère petite soeur, et je me conduisois avec elle comme si elle l'eût été.

Quoiqu'elle fût très-jolie et qu'elle se formât tous les jours, elle ne m'inspiroit point encore d'autres sentimens que celui d'une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté, séduisant peut-être pour tout autre, n'étoit précisément pas celui que je préférois. Ce n'étoient ni les traits réguliers et frappans de Louise, ni cette physionomie enchanteresse , ce regard céleste qui va [34] chercher le sentiment jusqu'au fond de l'âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si touchant . . . Ah, Caroline! un mot de plus, et ce cahier ne vous parviendroit jamais. Laissez-moi m'occuper du comte, ne voir que lui, ne penser qu'à lui, me pénétrer de cette sublime idée, oublier tout le reste . . . Où en étois-je? . . . Je vous parlois, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez pas l'avoir vue; elle étoit à Dresde lorsque vous étiez à Berlin; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant fixé son domicile . . . Elle ne ressemble point à son frère, tel du moins qu'il étoit avant mon malheur. Matilde n'est pas grande. Le caractère de sa physionomie est la gaîté et la vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille: c'est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire, un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main, et le plus joli petit pied possible; [35] enfin toutes les grâces de l'enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitoit le plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle paroissoit elle-même incapable d'en ressentir, en sorte qu'on badinoit avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni pour soi-même . . .

Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette gaîté folâtre qui la caractérisoit. Elle rioit encore; mais le plus souvent c'étoit un rire forcé, bientôt suivi d'un soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et de m'en accorder les priviléges. Quand je voulois l'embrasser, elle reculoit en rougissant; et quand je l'appelois ma chère petite soeur, elle me répondoit par un grave monsieur, qu'elle sembloit même avoir de la peine à prononcer.

Le comte s'aperçut plutôt que moi de ce changement. Ou je suis bien trompé, me disoit-il quelquefois, ou le coeur de notre jeune étourdie commence à être bien d'accord avec mon [36] projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il? Pourrai-je bientôt vous appeler mon frère?

J'étois trop vrai pour cacher au comte que je n'en étois encore qu'à la tranquille amitié; mais certainement, lui disois-je, mon coeur épuisé n'est plus capable d'aimer autrement . . . (Ah, Caroline, combien je m'abusois!) et puisque la charmante Matilde ne le ranime pas, c'est fini pour la vie. Dans quelle erreur vous êtes! me répondit-il: à vingt-trois ans vous vous croyez blasé sur l'amour; et vous ne le connoissez pas encore! Votre passion pour Louise étoit plutôt une effervescence des sens qu'un véritable sentiment. Son excès même en étoit la preuve, et je n'en veux pas d'autre que l'enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de l'objet aimé, croyez que son coeur est foiblement touché. Je souhaite que ce soit ma soeur qui vous fasse sentir la différence [37] de ce que vous avez éprouvé, au véritable amour. Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque; peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous ne voyez encore qu'une enfant; mais cette enfant commence à devenir sensible. Il n'y a de là qu'un pas à l'intérêt plus vif qu'elle va vous inspirer.

J'embrassai le comte en l'assurant que déjà j'aimois assez Matilde pour m'occuper avec plaisir du temps où je l'aimerois davantage, et où je pourrois donner le nom de frère au meilleur des amis. Mais que j'avois encore de torts à effacer, à faire oublier! Que sa charmante soeur méritoit un coeur tout à elle, qui pût sentir tout le prix du sien!

Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à l'ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et m'affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis donner un autre nom à ce malheur), je ne fixois jamais [38] le comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui exprimoit tant de choses, me revenoient sans cesse à l'esprit. Pour lui, il ne paroissoit rien regretter, et lorsqu'un me voyoit attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices, qulequefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement involontaire: Bon jeune homme, me disoit-il en me relevant, et me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours pour moi, un coeur comme le tien mérite bien d'être acheté par la perte d'un oeil. Peut-être si j'avois une maîtresse, serois-je moins philosophe; mais, tel que je suis, je ne désespère point de trouver une femme assez raisonnable pour m'aimer. C'est l'amour qui fut la cause de mon malheur, c'est à lui à le réparer! . . . Ah! sans doute il le réparera. Le ciel est juste, il t'a donné Caroline, et je serai seul malheureux.

[39] Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son portrait tel qu'il étoit lorsqu'il vint à Ronebourg. Je savois que ce portrait existoit; je voulois l'avoir pour me retracer plus fortement encore, et ma faute, et sa générosité. Il me le refusa absolument. Non, mon cher ami, me dit-il, vous n'aurez mon portrait ni d'une manière ni d'une autre. Oubliez et ma figure passée, et ma figure actuelle, comme je les oublie moi-même; ne pensez qu'à mon coeur: il vous est attaché pour la vie, et sera toujours de même. Je n'insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu'il me restoit une ressource.

La jeune comtesse Matilde possédoit un portrait de son frère en médaillon; mais depuis son accident elle ne le portoit plus du tout, et lui-même, je crois,l'avoit oublié. Elle me l'avoit montré une fois; je l'avois trouvé parfait. J'obtins d'elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de [40] m'en laisser prendre une copie: c'est celle que je joins ici, Caroline, et que je vous prie d'accepter. Vous êtes la seule personne au monde à qui j'en puisse faire le sacrifice; mais je sais que vous en sentirez le prix. Regardez-le souvent, et pensez en le regardant que la belle âme qui animoit ces beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui, le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre, et ce n'est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent vous donner de l'horreur . . . Mais, Caroline, si vous en éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à son repentir, à tout ce qu'il doit souffrir en vous faisant un tel aveu, en vous conjurant d'en aimer un autre, en s'éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit suffire pour effacer mon crime, et m'obtenir un généreux pardon.


Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 9 January 2003