Caroline de Lichtfield


[L'histoire d'un secret et son retour, Volume I, pp. 56 - 69]

[56] Il fut donc décidé que, le soir même, Caroline retourneroit à Rindaw auprès de sa bonne maman. On lui permit d'y rester autant qu'elle le voudroit, espérant bien qu'elle ne le voudroit pas long-temps.

On ajouta même une condition qui sembloit rendre impossible une bien longue retraite; c'étoit le secret le plus profond sur le mariage. Le roi ne dit point ses motifs pour l'exiger. On a présumé qu'il avoit craint que cette histoire ne répandît une sorte de ridicule sur son favori, et peut-être sur son autorité.

Quoi qu'il en soit, il pronounça que [57] jusqu'au moment de la réunion des époux Caroline devoit porter le nom de Lichtfield, et tout le monde ignorer qu'elle fût comtesse de Walstein. Il déclara que de moment qu'il en transpireroit la moindre chose, Caroline rentreroit sous la puissance de son mari, et que l'indiscret perdroit sans retour sa confiance. Il le dit en regardant le chambellan, qu se hâter de l'assurer qu'il observeroit un profond silence.

Le roi le recommanda lui-même à tous ceux qui avoient été témoins de cette union. Tous le promirent, et en effet n'en firent confidence, sous le sceau du secret, qu'à trentaine d'amis. Avant le fin de la semaine personne n'en doutoit à Berlin; et pendant huit jours au moins on ne s'abordoit qu'en se disant à l'oreille ou derrière l'éventail: Savez-vous que le comte de Walstein a épousé la petite Lichtfield? Le roi y étoit; c'est toute une histoire. Je la sais de la première main; n'en parlez [58] pas; ne me nommez pas, etc. etc.

Mais comme rien ne confirma ces bruits, qu'on ne revit point Caroline, que le comte retourna paisiblement à son ambassade, que le chambellan se taisoit, et que bien d'autres secrets de cour succèdèrent à celui-là, on finit par ne plus le croire, ou plutôt par n'y plus penser.

Voilà donc ce jour de noces terminé bien différemment qu'on ne l'avoit imaginé. Le baron fut chargé d'apprendre à sa fille qu'on lui laissoit la liberté de se confiner à Rindaw. Il devoit aussi la conduire; mais le comte craignant qu'il ne se vengeât sur elle de la contrainte que le roi mettoit à sa colère, voulut encore épargner à sa jeune épouse ce désagréable voyage. Il persuada facilement à son beau-père qu'il lui étoit essentiel de ne pas s'éloigner de la cour dans ce moment critique; et comme celui-ci n'avoit nulle envie de partager la retraite de sa fille, il se contenta de la confier à des domestiques [59] sûrs, et de la charger d'une lettre qu'il écrivit à la baronne de Rindaw.

La réputation d'indiscrétion et d'imprudence de la bonne chanoinesse étoit si bien faite; elle étoit si bien connue, même à la cour, pour n'avoir jamais su garder un secret, qu'elle ne fut point exceptée de celui qu'on exigeoit sur le mariage. On recommanda fortement au contraire au baron et à sa fille de le lui cacher avec soin.

Caroline, qui redotoit les remontrances et les persécutions journalières, ne demandoit pas mieux; et l'obéissant baron, toujours soumis aux volontés de son maître, écrivit par son ordre à son amie: "Que le mariage projeté pour sa fille étant retardé de quelque temps, il la lui confioit de nouveau, etc."

Caroline, munie de cette lettre, prit congé de son père, en lui demandant à genoux son pardon et sa bénédiction. Le grand chambellan, satisfait de l'être toujours, lui accorda l'un et l'autre [60] avec une tendresse encore un peu courroucée. Il la vit partir pour Rindaw, qui n'étoit qu'à sept ou huit lieues de là; et lui-même retourna bientôt à Berlin avec le roi et l'ambassadeur.

Caroline fut d'abord un peu surprise de se trouver seule dans une grande berline. Encore émue des adieux de son père et des événemens de la journée, il lui eût été difficile de rendre raison de ce qui se passoit dans sa tête, où tout étoit désordre et tumulte. Elle ne savoit si elle devoit se réjouir ou s'affliger.

Certainement tout alloit comme elle l'avoit voulu, comme elle l'avoit demandé; mais peut- être, sans trop se l'avouer à elle-même, avoit-elle compté sur plus de résistance. Trop souvent la grande facilité d'obtenir ce qu'on désire en diminue bien le prix; d'ailleurs, sa petite vanité eût été du moins satisfaite si l'on eût eu beaucoup de peine à se séparer d'elle.

Quoi! disoit-elle avec un mouvement [61] qui tenoit presque du dépit, je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'on me laisse aller! et mon père, et le roi, et le comte, les voilà dans l'instant tous d'accord pour m'abandonner! Est-ce indifférence, ou colère, ou générosité?

Elle regardoit son petit billet déchiré; elle cherchoit à s'en rappeler les expressions. Il lui paroissoit qu'au moins, de la part du comte, c'étoit bonté toute pure. Elle s'attendrissoit, et disoit en soupirant: Quel dommage qu'il soit si laid!

Son imagination et ses regrets s'arrêtèrent aussi sur son père, qu'elle quittoit, qu'elle affligeoit, et puis un peu sur les plaisirs qu'elle abandonnoit, et sur les beaux titres que'elle auroit pu porter. Madame le comtesse, madame l'ambassadrice, ne sera donc que la petite Caroline!

Il y eut des momens où sa tête fut à moitié hors de la portière pour dire au cocher de retourner à Berlin; mais [62] ils furent courts, et l'image du comte encore présente à ses yeux la faisoit rentrer bien vite au fond de la voiture, en se félicitant d'avoir su l'éviter. Non, non, c'étoit impossible, disoit-elle alors; jamais je n'aurois pu m'accoutumer à lui; il me faisoit mourir de peur; et le voir toujours là, le jour, la nuit, continuellement; non, c'étoit impossible. Alors elle s'applaudissoit de son courage, et d'avoir su concilier ses devoirs et son antipathie, sauver la vie de son père, et conserver sa liberté.

Ces différentes idées l'occupèrent pendant les deux tiers de la route; mais plus elle se rapprochoit de Rindaw, plus tout ce qui tenoit aux regrets s'affoiblissoit. Bientôt elle ne sentit que le plaisir de revoir sa bonne maman, cette amie si chérie qui lui avoit tenu lieu de la mère la plus tendre, et qui sembloit avoir transporté sur elle tous les tendres sentimens qu'elle avoit eus pour son père. Lorsque celui-ci étoit venu prendre Caroline, et eut dit à la baronne [63] que c'étoit pour la marier, son désespoir fut si grand, et l'effort qu'elle fit pour s'en séparer, si violent, que sa santé en avoit été altérée. Depuis, elle n'avoit fait que languir. Gaîté, plaisir, bonheur, tout avoit disparu de Rindaw avec Caroline. Les fermiers, les paysans, les domestiques, tout ce village, dont elle étoit l'âme et les délices, ne cessoient de parler d'elle, de la regretter, et de dire qu'ils avoient tout perdu.

Qu'on se figure donc la joie de ces bonnes gens lorsqu'un soir, par un beau clair de lune, un équipage s'arrête devant le château. C'étoit une chose si rare à Rindaw, qu'ils accoururent tous. Quelle fut leur surprise lorsqu'ils en virent descendre Caroline, leur chère Caroline, avec ces grâces qui lui gagnoient tous les coeurs!

Elle leur dit, en leur faisant à tous quelque amitié: Mes bons amis, je reviens vivre avec vous; n'êtes-vous pas bien aises de me revoir?

En un instant elle fut entourée, pressée [64], et presque portée dans l'appartement de la chanoinesse, qui venoit au-devant de tout le bruit qu'elle entendoit, et qui faillit à mourir de saisissement quand elle vit sa Caroline, sa fille chérie, s'élancer à ses pieds, dans ses bras, et lui dire en pleurant de joie: Maman, ma bonne maman, c'est votre Caroline qui ne veut plus vous quitter; et des voix confuses répétoient autour d'elles: Elle ne veut plus nous quitter!

La sensible chanoinesse, dont la santé étoit foible et les nerfs délicats, fut émue au point d'alarmer Caroline. Pendant quelques instans, elle put à peine respirer; mais comme les émotions de joie ne sont pas nuisibles, elle se remit bientôt, et put demander à son éléve par quel enchantement elle la revoyoit.

Caroline, sans s'expliquer, lui donna la lettre du chambellan. Elle la lut, et voulut plus d'éclaircissemens sur ce mariage différé au moment de se conclure.

[65] Par le dernier courrier, disoit-elle, j'ai reçu une lettre de ton père, qu m'apprenoit que le jour étoit fixé à . . . à aujourd'hui, je crois. Revoyons . . . oui, c'étoit bien aujourd'hui; et qui m'auroit dit que ce soir même? -- C'est l'aventure la plus singulière -- Et je les aime à la folie les aventures singulières; conte-moi tout, bien en détail. S'il n'en faut pas parler, tu sais bien que je n'en parlerai pas.

Caroline savoit positivement le contraire; elle eut cependant bien de la peine à cacher son secret à cette tendre amie, qui jusqu'alors avoit partagé tous ses petits chagrins et tous ses petits plaisirs. C'étoit le premier mystère qu'elle lui faisoit de sa vie. Il coûta beaucoup à son coeur; et sans la terrible condition qu'on y avoit attachée, la bonne maman savoit tout. Pour approcher au moins de la vérité autant qu'il lui fut possible, elle avoua que les obstacles venoient d'elle seule; qu'elle n'avoit jamais pu s'accoutumer à l'excessive [66] laideur du comte. "On a bien voulu, ajouta-t-elle, m'accorder un peu de temps, mais je sens bien que je ne m'y ferai jamais."

Alors, en forme d'excuse, elle fit à son amie le portrait du comte, et ne l'embellit pas. Celle- ci put à peine la laisser achever, tant elle étoit courroucée qu'on eût jamais eu l'idée d'unir sa Caroline à un tel monstre.

"Il faut que le chambellan ait perdu la tête, répétoit-elle; mais console-toi, mon enfant. J'ai, comme tu sais, quelque ascendant sur son esprit: ou je l'aurai perdu tout-à-fait, ou cet absurde mariage ne se fera de la vie; je te le promets. Compte sur moi; tu ne seras jamais comtesse de Walstein, ni la femme d'un borgne et d'un boiteux. Nous te trouverons quelqu'un qui le vaudra bien, et qui aura deux bons and beaux yeux, et marchera droit. Le bel assortiment que ce comte et ma charmante Caroline! Je t'approuve fort d'avoir résisté. A ton âge, on voulut aussi [67] me marier sans me consulter; mais je m'aperçus à temps que mon futur louchoit horriblement, et je n'en voulus plus entendre parler. Il est vrai qu j'aimois déjà ton père à la folie, et qu'il n'y a rien de tel que l'amour pour donner du courage. Mon grand système à moi, c'est qu'il faut s'aimer à la passion quand on se marie; il n'y a que cela qui puisse faire supporter les peines de cet état. Les mariages de passion: voilà les seuls qui soient heureux; aussi n'en ai-je point voulu faire d'autre, ni entendre parler de mariage après celui de ton père, parce que mon coeur n'étoit plus susceptible que d'une tranquille amitié, qui ne suffit point au bonheur. L'amour, l'amour mutuel, voilà ce qu'il faut en ménage."

Caroline, embarrassée de son secret, écoutoit en silence et les yeux baissés ce flux de paroles; et la chanoinesse, qui depuis trois mois n'avoit pas eu l'occasion de parler à son aise, s'en [68] dédommageoit, et n'exigeoit pas de réponse.

Après une courte pause pour respirer, elle reprit d'un air fin: "Mais à présent que j'y pense, mon enfant, ne seroit-ce point l'amour qui t'auroit donné la force de résister? Prends-moi pour ta confidente; conviens que tu connois quelqu'un qui te plairoit mieux que ce comte? -- Oh! tous ceux que j'ai vus me plairoient plus que lui, dit ingénument Caroline. -- Tous? c'est beaucoup! Et tu n'as distingué personne en particulier? tu n'as pas vu celui avec qui tu voudrois passer ta vie? ton coeur n'est point occupé? -- Non, maman, dit Caroline en soupirant, je n'ai d'amour pour personne, et personne n'en a pour moi. -- Non; c'est bien singulier! Il faut donc qu'on ne voie plus à cour d'hommes comme ton père. Mais prends patience, mon enfant; cela viendra; il s'en trouvera; et surtout qu'on ne me [69] parle plus de ce comte. Je te promets que tu ne l'épouseras de ta vie.

La pauvre petite comtesse répondit encore par un profond soupir, embrassa sa bonne maman, lui dit que son amitié suffisoit à son bonheur, et alla dans son ancien appartment se reposer d'une journée bien fatigante.


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Page Last Updated 9 January 2003