Caroline de Lichtfield


[Une autre retraite et son développement, Volume I, pp. 69 - 77]

[69] Le lendemain, en se réveillant, elle ne savoit trop où elle étoit, ni ce qu'elle étoit.

Grand Dieu! dit-elle, en rassemblant ses idées, est-il bien vrai que je suis mariée? Engagée, enchaînée pour toute me vie, je ne jouirai donc plus que d'une ombre de liberté, q'on peut m'enlever d'un instant à l'autre, et que je ne dois en ce moment qu'à la générosité de celui à qui j'appartiens! J'appartiens donc à quelqu'un; et j'ai perdu pour jamais le droit de disposer de moi-même?

Malgré la légèreté naturelle à son âge, cette pensée pesa quelques jours sur son coeur avec assez de force pour [70] détruire presque toute sa gaîté. L'indulgente chanoinesse attribuant sa tristesse à la privation des plaisirs, feignoit de ne pas s'en apercevoir, et redoubloit de soins et de caresses pour lui faire supporter sa retraite. Depuis elle inclusivement, jusqu'aux petits animaux que Caroine avoit élevés,tous les individus de château lui témoignoient à leur manière leur joie de son retour et l'attachement qu'ils avoient pour elle.

Le tendre coeur de Caroline n'y pouvoit être insensible; et le charme attaché aux lieux où l'on a passé son enfance, à la douceur d'être chérie de tout ce qui nous entoure, eut son effet ordinaire. Peu à peu elle reprit ses anciennes habitudes; et ses occupations journalières redevinrent des plaisirs aussi vifs qu'avant son séjour à Berlin. Son parterre, négligé depuis son absence, retrouva par ses soins un nouvel éclat, et fut bientôt émaillé de mille couleurs. Sa volière se peupla d'oiseaux [71] nouveaux. La récolte des foins et des blés, les nombreux troupeaux qui couvroient la prairire, les danses sous l'ormeau, les flageolets rustiques, l'amusèrent, l'intéressèrent tout autant qu'avant d'avoir vu les spectacles et les fêtes de la cour. Elle n'avoit qu'effleuré tous ces plaisirs factices; ils l'avoient plutôt éblouie qu'enivrée. Les plaisirs simples et vrais de la nature, toujours préférés par ceux dont l'habitude du grand monde n'a point corrompu le coeur et le goût, les eurent bientôt effacés; et l'été s'écoula sans qu'elle eût éprouvé ni vide ni regret.

Caroline avoit rarement des nouvelles de Berlin. Son père, encore irrité contre elle et tout occupé de ses dignités, lui écrivoit peu, et son époux jamais. Le chambelan avoit encore un autre motif pour garder le silence; il espéroit la ramener par l'ennui.

Le comte ne voyoit que l'embarras qu'elle auroit à lui répondre, et ne pensoit qu'à le lui épargner; d'ailleurs [72] il ne savoit trop que dire lui-même à un enfant qu'il ne connoissoit point, dont il n'étoit point connu, et qui ne voyoit sans doute en lui qu'un tyran odieux. Espérant tout du temps et des progrès de raison, il prit patience, et repartit pour Pétersbourg bientôt après son mariage.

Chargé, dans la suite d'affaires très-importantes qui l'occupèrent entièrement, peut-être alors regarda-t-il comme un bonheur la fantaisie de sa jeune épouse, qui la plaçoit tout naturellement, pendant son absence, comme il l'auroit désiré sans oser l'exiger.

Il en résulta que Caroline n'eut pas passé trois mois à Rindaw, que tout ce qui lui étoit arrivé lui parut un songe dont elle se souvenoit à peine, ou plutôt auquel elle ne pensoit jamais. Elle éloignoit elle-même de son esprit toute idée relative au comte; et personne ne cherchoit à le lui rappeler. Son amie s'étant aperçue qu'à ce nom seul, un nuage obscurcisoit ses traits, [73] ne le prononçoit plus. Son engagement s'effaça donc si bien de sa mémoire, que, si quelqu'on lui avoit dit qu'elle étoit mariée, elle eût assuré de bonne foi, dans le premier moment, que cela ne se pouvoit pas.

Il ne lui resta de son séjour à la cour que la passion de perfectionner ses talens: l'hiver fut employé à cet occupation. De bons maîtres de musique et de dessin venoient de temps en temps cultiver ses dispositions naturelles. Elle y joignit l'étude de l'anglois et de l'italien: elle savoit déjà le françois. N'étant distraite par rien, ayant une mémoire de quinze ans, le plus grand désir de s'instruire et beaucoup de temps à elle, elle fit des progrès rapides. Son esprit s'ornoit en même temps par des lectures suivies, qu'elle faisoit chaque soir à sa bonne maman: sa figure aussi gagnoit autant que le reste à ce genre de vie paisible et réglé. Elle étoit d'ailleurs dans cet âge heureux où l'on embellit chaque jour, où [74] chaque année qui s'écoule développe une grâce nouvelle, et ajoue aux attraits de l'innocence tous ceux de la jeunesse.

Elle grandit. Sa taille se forma, s'élança, et prit toutes les proportions et tous les contours de la beauté. Son teinte devint comme la rose naissante: elle en avoit la fraîcheur et l'éclat. Une expression nouvelle anima sa physionomie et ses traits. Ce n'est plus cette petite fille dont les regards vagues n'annonçoient que l'étourderie ou la timidité. Ses grands yeux bleus foncés brilloient quelquefois de tout le feu de l'intelligence et du génie, et lorsqu'ils étoient baissés et voilés à demi par de longues paupières, ils étoient l'image parlante de sa modestie et de sa sensibilité.

Sa voix même devint plus douce, pus agréable, et elle apprit à la ménager. Sans être bien étendue, elle avoit cette justesse, cette flexibilité qui plaît bien davantage; et lorsqu'elle [75] chantoit des romances, lorsqu'elle s'accompagnoit de la harpe ou de la guitare, on ne pouvoit résister à la douce émotion qu'elle inspiroit et qu'elle partageoit elle-même.

A tous ces talens elle joignoit celui, plus rare peut-être qu'on ne le pense, d'être toujours mise avec une élégance noble et simple, qui ajoutoit encore à tous ses charmes. Une robe de mousseline ou de toile, serrée par une ceinture de velours noir, marquoit, sans la gêner, sa taille souple et déliée; un chapeau de paille ombragé de plumes rassembloit une forêt de cheveux blonds cendrés; les boucles qui s'échappoient, retomboient avec grâce sur un cou d'albâtre, et son joli pied n'auroit pas eu besoin, pourr paroître avec avantage, du petit soulier noir qu l'enfermoit.

Telle étoit Caroine à seize ans; et tant d'attraits n'étoient vus, tant de talens n'étoient admirés que de la bonne chanoinesse, qui en étoit, il est vrai, tout extasiée, et qui ne cessoit de [76] regretter les temps heureux de la chevalerie, où sa Caroline auroit été sans doute le but de tous les exploits, l'objet de tous les tournois, et la récompense de la valeur.

Oh, combien de fois, en la regardant jura-t-elle ses grands dieux que le comte de Walstein ne posséderoit jamais tant de charmes! Comme elle auroit été furieuse, si elle avoit su qu'ils lui appartenoient déjà, et que c'étoit pour lui seul que Caroline embellisoit! Elle trouvoit qu'elle méritoit pour le moins un prince; mais elle lui désiroit plus encore, un mari tel qu'elle en avoit vu dans les romans, beau comme Esplandian, fidèle comme Amadis, tendre comme Céladon, et s'étonnoit beaucoup qu'ils n'accourussent pas en foule à Rindaw se disputer la main de la charmante Caroline.

Quant à sa jeune pupille, elle ne désiroit que de rester comme elle étoit alors. Sa vie paisible et toujours occupée lui paroissoit le comble du bonheur; [77] quelquefois seulement, lorsqu'elle étoit seule, et même au milieu de ses occupations les plus chères, elle éprouvoit une sorte de mélancholie douce, ou de rêverie vague et sans objet, dont elle ne pouvoit se rendre raison. Cette espèce de tristesse étoit bien différente de celle que lui avoit occasionée son mariage. Celle-là étoit un état très-pénible; celle-ci, au contraire, avoit un attrait incroyable. Si elle ne l'avoit pas surmontée avec effort, elle seroit restée des heures entières à rêver doucement, sans pouvoir dire à quoi.


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Page Last Updated 9 January 2003