Caroline de Lichtfield


[Du pavillon, Volume I, pp. 77 - 95]

[77] Tout en rêvant et en s'occupant, l'hiver s'écoula assez vite. Tous les momens de Caroline étoient remplis; et il n'y a rien de tel pour les abréger. Elle fut charmée cependant du retour du printemps; mais à peine avoit-elle commencé d'en jouir, que son tranquille bonheur fut cruellement troublé.

Sa bonne maman, qui depuis quelque temps étoit languissante, tomba dangereusement malade. Il faudroit [78] avoir le coeur de Caroline, savoir à quel point elle lui étoit attachée, pour exprimer l'excès de son inquiétude et des soins qu'elle lui rendit. Pendant près d'un mois que dura le danger, elle ne quitta pas son chevet; et c'étoit avec peine qu'on pouvoit obtenir d'elle de prendre quelques instans de repos.

On croira peut-être que la crainte de retomber, par la mort de son amie, au pouvoir de son père et de son mari, causoit cette douleur si vive. Non; cette pensée, toute naturelle qu'elle étoit, ne se présenta pas une fois à son esprit. Absorbée dans le chagrin, uniquement occupée à soigner son amie, à adoucir ses souffrances, Caroline ne pensoit pas à elle-même.

Si, pour la rendre à vie, il eût fallu consacrer la sienne au comte [sic: ?à la chanoinesse], elle y eût consenti sans balancer un instant. Mais elle ne fut point mise à cette cruelle épreuve, et le ciel, touché de ses larmes lui en conserva l'objet. La bonne chanoinesse se rétablit peu à peu. Les [79] tendres soins de son élève y contribuèrent plus peut-être que les secours de la médecine: du moins elle le disoit ainsi, et redoubla, s'il étoit possible, d'attachement pour cette aimable enfant qui venoit de lui prouver si bien tout le sien.

Elles eurent à son époque la visite du grand chambellan. Alarmé, disoit-il, du danger de son ancienne amie, il accourut à Rindaw avec l'espoir secret de ne plus la retrouver, et de pouvoir ramener sa fille. Mais toujours contrarié dans ses projets, il trouva la malade presque convalescente et Caroline transportée de joie, qui ne pouvoit se lasser de la regarder, et ne la perdoit pas de vue un instant.

Ce n'étoit assurément pas le moment de parler de retour; aussi n'en fut-il pas question, non plus que du comte, qui étoit encore à son ambassade. La chanoinesse auroit voulu parler de lui, pour témoigner son indignation de ce mariage. Mais, trop foible encore pour [80] disputer, elle se contenta de répéter au chambellan que sa fille étoit un ange, qu'elle lui devoit la vie, et qu'elle vouloit la consacrer à son bonheur.

Il repartit bientôt, en annonçant une seconde visite pour l'automne, époque du retour de son gendre, et disant à sa fille qu'il espéroit la trouver alors tout-à-fait raisonnable.

Dans tout autre moment, la visite de son père auroit vivement rappelé à Caroline ce qu'elle s'efforçoit d'oublier; mais elle étoit alors trop occupée de son amie. Elle avoit été dernièrement trop agitée, pour penser beaucoup à autre chose. Un danger présent efface ou du moins affoiblit la crainte d'un danger à venir, et Caroline se trouvoit si heureuse d'avoir encore cette amie, qu'il lui sembloit qu'elle n'avoit plus de malheurs à redouter.

Cependant, au moment du départ de son père, cette visite, annoncée pour l'automne avec une sorte de solennité, lui causa un saisissement dont elle ne [81] fut pas la maîtresse. Sans penser à l'émotion qu'elle alloit causer à sa chère convalescente, elle courut se jeter dans ses bras, et lui baisant les mains, qu'elle mouilloit de ses larmes, elle lui disoit: Maman, bonne maman, à présent que vous m'êtes rendue, je voudrois ne plus vous quitter, passer avec vous ma vie entière!

La baronne, attendrie à l'excès, lui rendit ses caresses, et lui promit que, s'il étoit possible, elles ne se sépareroient jamais. Cet instant passé, le calme se rétablit dans l'âme de Caroline. Elle oublia bientôt cette visite d'automne; le terme étoit éloigné.

Est-ce à seize ans qu'on s'effraie six mois à l'avance? D'ailleurs, elle avoit bien autre chose à faire alors qu'à s'effrayer. Elle étoit dans l'enchantement, parcouroit du matin au soir ses jardins, ses bosquets, et ne pouvoit se lasser d'admirer les progrès qu'avoit faits la nature pendant ce mois de retraite et [82] de douleur, où elle n'avoit vu que son amie souffrante.

Jamais le retour du printemps ne lui avoit fait une impression aussi vive, ou plutôt c'étoit la première fois de sa vie qu'elle remarquoit et sentoit tout le charme de cette belle saison, où l'on voit tout renaître, où l'on respire un air si pur, où chaque jour offre un spectacle nouveau et toujours plus intéressant.

La nature étoit alors dans sa plus grand beauté, et dut paroître plus belle encore à Caroline. Quel contraste frappant, en effet, de cette chambre fermée avec soin, dont elle n'étoit point sortie, de ce lit de douleurs sans cesse inondé de ses larmes, des plaintes déchirantes de son amie, à tout ce qu'elle voyoit autour d'elle! Les champs et les prairies étaloient au loin le vert naissance le plus agréable; la rose de mai commençoit à s'épanouir; tous les arbres étoient en fleurs; le lilas, le chèvrefeuille [83] et la violette embaumoient l'air; la jacinthe, la renoncule, l'anémone et la tulipe, émailloient son parterre de leurs brillantes couleurs.

Dès le point du jour on entendoit de tous côtés les chants variés de mille oiseaux différens; et le soir, après le coucher du soleil, le rossignol et la fauvette prolongeoient seuls leurs doux ramages, et, se répondant d'un arbre à l'autre, formoient les concerts les plus délicieux.

Rien n'étoit perdu pour Caroline. Elle sentoit tout; elle jouissoit de tout avec délices, croyoit habiter un monde enchanté; et son bonheur n'étoit plus troublé par aucune inquiétude. Cette saison charmante qui redonne la vie à la nature, qui ranime tous les êtres, influoit aussi sur la santé de son amie. Elle se rétablissoit à vue d'oeil. Une grande foiblesse dans les jambes et une fluxion sur les yeux la retenoient encore dans son appartement; mais elle peut respirer sur son balcon l'air pur [84] du printemps; elle peut voir sa Caroline courir dans les jardins, cueillir des fleurs, rattacher celles qui tombent; elle entend sa douce voix se mêler aux chants des oiseaux, et jouit comme elle de ses innocens plaisirs.

Une autre occupation intéressante vint ajouter encore au bonheur champêtre de la jeune comtesse. Elle eut l'idée d'élever un petit monument qui consacrât l'époque du rétablissement de son amie; et, voulant lui causer une surprise agréable, elle profita du temps que celle-ci étoit encore recluse dans sa chambre, pour le faire construire à son insu. Elle choisit pour cet effet un endroit écarté, tout-à-fait au bout du jardin, et qui le terminoit de ce côté là.

C'étoit un bosquet irrégulier et assez touffu, de hêtres, de coudriers, de lilas, d'acacias, coupé par des sentiers et des cabinets, et traversé par un petit ruisseau d'eau courante, qui venoit des gands jets-d'eau du parterre, et produisoit là un effet bien plus agréable.

[85] La chanoinesse avoit fait planter ce bosquet dans le temps de sa belle passion malheureuse. Le chiffre du perfide chambellan étoit tracé de sa main sur l'écorce des jeunes arbres; toujours elle avoit conservé de la prédilection pour cet endroit, témoin de sa tendresse. Caroline l'aimoit aussi, parce que l'ombre et la fraîcheur y attiroient les oiseaux; et, l'été précédent, elle y avoit passé de délicieux momens avec sa bonne amie.

Ce fut donc au fond de cet asile qu'elle voulut élever le monument de sa tendre amitié. Elle mit son père dans sa confidence. Il s'y prêta volontiers, et lui envoya tous les ouvriers nécessaires à son projet. Une porte qui s'ouvroit précisément là sur la route, lui donna la facilité de les faire entrer sans qu'ils fussent aperçus du château. Elle étoit trop aimée des gens de la maison pour craindre leur indiscrétion; et la chanoinesse, toujours dans son appartement, ne se douta de rien.

[86] Peut-être Caroline elle-même se seroit-elle trahie; mais elle commençoit à savoir garder un secet, et celui-là lui coûta moins que le précédent. Ni ses soins, ni l'argent ne furent épargnés. Elle y mettoit un zèle, une activité, qui en inspiroient à tous les ouvriers; elle leur donnoit des idées; elle travailloit elle-même aux dessins, et toujours elle étoit le matin la première à l'ouvrage. Le tout fut exécuté avec une promptitude étonnante, et, dans moins d'un mois, absolument achevé.

Dès que le pavillon fut prêt à recevoir son amie, elle la pressa de s'y rendre. "Maman, l'air de votre bosquet vous fera du bien; il est si joli cette année! -- Je le crois, mon enfant; mais je ne puis aller jusque-là. -- Maman, je vous y porterai plutôt." Enfin elle la pressa tant, que la chanoinesse, qui ne savoit pas lui résister, céda, s'y fit transporter dans son fauteuil, et fut bien récompensée de sa complaisance, lorsqu'elle vit ce nouveau [87] témoignage de la tendresse de sa fille adoptive.

C'étoit une espèce de petit temple ou pavillon octogone, de l'architecture la plus smple et la plus agréable, soutenu par huit colonnes de stuc blanc, qui formoient dans le bas un salon ouvert, pavé de marbre blanc et noir en mosaïque. Au milieu s'élevoit un autel de marbre blanc, orné de festons de fleurs très-élégamment sculptés. Sur cet autel étoit le buste de la chanoinesse, modelé d'après un très-bon portrait que Caroline avoit d'elle. Elle avoit été belle dans sa jeunesse; et lorsque le chambellan l'aimoit, il avoit eu plus d'un rival. Elle disoit souvent avec complaisance qu'on trouvoit qu'elle ressembloit beaucoup aux statues de la belle Cléopâtre. Quoique les chagrins et les années eussent altéré sa fraîcheur et la ressemblance, ses traits étoit encore assez bien conservés pour faire un buste fort agréable.

[88] Caroline auroit bien désiré de graver quatre vers sur une des faces de l'autel, pour indiquer l'objet auquel il étoit consacré; mais elle ne vouloit rien d'emprunt. Il falloit donc qu'elle les fit elle-même; et comme on ne peut réunir tous les talens, elle n'avoit pas encore celui de la poésie. Elle essaya cependant. Lorsqu'on sent vivement, on croit qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'exprimer. Les idées se présentoient en foule; mais quatre vers n'en rendoient pas la moitié; il falloit en sacrifier à la rime, à la mesure. Enfin, après avoir bien écrit, effacé, déchiré, recommencé, elle parvint à faire des vers qui pouvoient être entendus une fois avec plaisir, mais non pas gravés sur le marbre. D'abord elle en fut enchantée. Bientôt elle frémit de l'idée qu'ils seroient toujours là, que tout le monde les liroit. Renonçant donc à la gloire d'être poëte, elle fit écrire tout simplement en lettres d'or, au-dessous du [89] buste: "Tel jour, tel mois, telle année, elle fut rendue à la vie, et sa Caroline au bonheur."

Un double escalier de marbre blanc conduisoit dans le pavillon construit au-dessus des colonnes. C'étoit un second salon de la même forme que celui du bas, c'est-à-dire octogone, mais fermé, éclairé par quatre grandes croisées, terminé par un dôme élevé, et peint avec tant d'art, qu'il imitoit parfaitement le ciel le plus pur. Dans les panneaux qui séparoient les croisées des peintures emblématiques rappeloient l'objet pour lequel ce pavillon étoit élevé.

Dans l'une ou voyoit Caroline à genoux devant une statue d'Esculape, l'invoquant avec ardeur, en lui montrant son amie expirante.

Dans le second panneau, elle lui aidoit à se soulever, pendant que de petits génies dansoient autour d'elle, écartoient les coussins, renversoient [90] une petite table chargée de remèdes, et brisoient la faux de la mort, qui s'enfuyoit dans le lointain.

Dans le troisième, on élevoit le pavillon. Caroline posoit le buste sur l'autel; le génie de l'amitié et celui de la reconnoissance écrivoient l'inscription.

Enfin, dans le dernier, on la voyoit soutenir d'une main la chanoinesse, dont l'attitude exprimoit la surprise et la joie, et lui montrer de l'autre le petit édifice dont elle lui faisoit hommage. Derrière ces panneaux on avoit pratiqué des armoires pour des livres; une petite cheminée dans une des croisées; une table ronde dans le milieu; autour, des sièges portatifs et commodes.

Rien n'étoit oublié, et tout avoit été conduit par un enfant de seize ans; mais cette enfant étoit guidée elle-même par un sentiment vif et tendre, qui remplissoit actuellement son coeur. [91] Son ignorance totale de toute autre espèce d'affection tournoit au profit de l'amitié; et cette âme aimante, ne connoissant encore d'autre objet d'attachement que son unique amie, avoit concentré sur elle seule toute sa sensibilité, que la crainte de la perdre avoit encore animée.

Caroline étoit d'ailleurs dans l'âge où le génie se développe, et où l'esprit et l'imagination ont un feu, une activité qui demandent de l'aliment. Indépendamment du plaisir qu'elle préparoit à son amie, elle en eut beaucoup pour son propre compte à faire construire ce petit édifice. C'étoit en quelque sorte créer. Chaque idée nouvelle étoit une vraie jouissance, et l'exécution et l'effet lui causoient des transports de joie incroyables. Jamais peut-être Caroline ne fut plus heureuse que pendant cette douce occupation. Elle l'a dit souvent depuis, et n'a jamais revu ce monument sans émotion.

[92] Que le lecteur se représente, s'il le peut, l'extase de la sentimentale chanoinesse. C'étoit vraiment une surprise de roman faite exprès pour elle . . . Ce pavillon, qui se trouvoit là comme par enchantement . . . On la voit serrer dans ses bras l'intéressante petite fée à qui elle doit ce prodige. On voit celle-ci tomber à ses pieds, baiser ses mains, exprimer par son touchant silence tout ce qu'elle sentoit, et toutes les deux ensemble verser les douces larmes du sentiment et de la reconnoissance.

Caroline goûta dans ce instant le bonheur le plus pur, sans aucun mélange de peines, sans qu'il fût troublé par aucune idée fâcheuse.

Quel âge heureux que celui où le moment présent est tout, où l'on en jouit avec transport, sans souvenir du passé et sans crainte pour l'avenir!

Le séjour de Rindaw étoit alors l'univers entier pour Caroline, et son petit pavillon le temple du bonheur. [93] Elle en étoit engouée au point d'y passer exactement tout le temps qu'elle n'étoit pas auprès de son amie. Dès qu'elle la quittoit, c'étoit pour voler au pavillon, dont elle avoit toujours de la peine à sortir. Sa construction, élevée et terminée par un dôme, étoit si favorable à la musique . . . Tous les instrumens y furent portée et bientôt il ne fut plus possible d'en jouir ni de chanter autre part que dans le pavillon. Le jour étoit excellent pour le dessin. Au moyen des quatre croisées et des jalousies, on pouvoit, à toutes les heures, avoir celui qu'on vouloit, et tout l'attirail nécessaire à la peinture y fut aussitôt établit. On y lisoit si tranquillement, sans bruit, sans distraction, et la bibliothèque de Caroline y fut toute transportée; enfin, elle n'eut presque plus d'autre appartement. Elle n'entroit dans le sien que pour faire sa toilette a la hâte; et souvent dans celui de sa bonne maman, elle se surprit [94] avec l'impatience d'en sortir: tant il est vrai qu'une passion nouvelle peut anéantir toutes les autres. Il faut cependant rendre justice à Caroline: elle désiroit plus vivement encore que son amie pût venir habiter avec elle le pavillon. Celle-ci, qui n'avoit de plaisirs que ceux de son élève, rioit de son engouement, et lui facilitoit les moyens de s'y livrer. Voyons s'il durera, et si long-temps encore elle aimera son pavillon pour lui seul. Jusqu'à présent sa vie tranquille s'est écoulée entre l'étude et l'amitié, sans qu'aucun sentiment plus vif en ait troublé le cours, sans qu'elle ait connu ni l'amour ni la haine: car sa répugnance pour le comte, sa crainte de vivre avec lui, n'étoient pas de la haine; et si par hasard elle pensoit à lui, c'étoit plutôt avec un sentiment de reconnoissance pour la liberté qu'il lui laissoit.

Mais disons vrai; avouons que ce hasard arrivoit bien rarement, que [95] le comte ne se présentoit presque jamais à son idée, et que son engagement s'effaçoit chaque jour de son esprit. Elle jouissoit de sa liberté comme si elle eût été réelle, et ne ressembloit pas mal à ces oiseaux attachés par un fil. Ils planent dans l'air; ils chantent; ils se croient aussi libres que leurs camarades qu'ils voient voler autour d'eux; ils oublient leur lien, et ne s'en aperçoivent que lorsque la main qui les retient, les attire, et les remet doucement dans leur cage.


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Page Last Updated 9 January 2003