Caroline de Lichtfield


[L'habitude de cacher un secret, Volume I, pp. 116 - 151]

[116] Il fallut ensuite décider en elle-même la grande question de savoir si elle en parleroit ou non à sa bonne maman. Elle souffroit de lui faire encore ce mystère; mais il étoit bien moins essentiel que celui qu'on exigeoit d'elle. L'habitude de cacher un tel secret avoit dû nécessairement la rendre moins confiante. "D'ailleurs, pourquoi le lui dire? A quel propos lui parler d'un homme [117] que je ne reverrai peut-être jamais, dont j'ignore le nom? S'il revient, ce sera toujours assez tôt, et si elle alloit me blâmer de l'avoir reçu, m'interdire mon pavillon, me défendre de regarder ceux qui passent?" Elle en frémit, et se promit bien d'être discrète; mais de retour auprès de la baronne, elle ne put s'empêcher de lui faire mille questions sur le voisonage à deux lieues à la ronde.

Comme madame de Rindaw ne voyoit jamais aucun de ses voisins, Caroline ignoroit qui ils étoient, et jusqu'alors ne s'en étoit pas embarrassée. Pour son amie, elle se piquoit de connoître à fond leur familles, et tous leurs alentours. C'étoit la prendre par son foible, que de la questionner sur les affaires de ses voisins. La pauvre Caroine eut bien des histoires à entendre; et la seule qui l'intéressoit n'arrivoit point. Il n'y avoit rien qui eût le moindre rapport à son inconnu.

[118] Là, c'étoit un vieux baron retiré du service, et sa femme aussi vieille que lui, qui vivoient tête à tête dans leur château.

Ici, un autre couple avec beaucoup d'enfans; mais ce n'étoient que des filles.

Là, tout près de Rindaw, un ancien commandeur de l'ordre Teutonique, très-infirme et très- avare, avec sa gouvernante. Un peu plus loin, une vieille douairière vit avec un fils unique de vingt-cinq ans.

Ici, Caroline qui bâilloit, se réveille; elle écoute avec attention: mais ce fils est affreux et presque imbécille; il n'a d'autre vocation que de chasser et de boire; et, malgré ses grands biens, il n'a trouvé personne qui voulût l'épouser. Ah! ce n'est pas là mon inconnu, pensa Caroline. Cependant la baronne alloit son train, et racontoit toujours. Enfin, Caroline, excédée, n'apprenant que ce qu'elle ne se soucioit point de savoir, [119] et désirant d'être seule, prétexta un mal de tête, et se retira plus tôt qu'à ordinaire.

"Il n'est donc point mon voisin de campagne, dit-elle en soupirant; il m'a donc trompée, et sans doute je ne le reverrai plus. Allons, il faut l'oublier, n'y plus penser du tout." Mais, comme dit Montcrif, en songeant qu'il faut qu'on l'oublie, on s'en souvient.

Tout en se confirmant dans sa belle résolution, elle s'endormit en se rappelant chaque trait et chaque parole de celui qu'elle vouloit oublier. Sans doute le projet de n'y plus penser, fut la première idée qu'elle eut à son réveil. Elle se leva, bien décidée à ne point aller au pavillon de toute la matinée. L'habitude en étoit si forte, qu'elle eut de la peine à la surmonter; cependant elle en vint à bout. Elle s'occupa de son parterre, de sa volière, de sa broderie, se répétant toujours à chaque instant: il n'y faut plus penser; et regardant souvent du côté du pavillon. [120] "Oh! ce cher pavillon, disoit-elle en soupirant, je ne suis heureuse que là. Je ne résisterai jamais à l'envie d'y aller; mais j'irai bien tard, bien tard, lorsque je serai bien sûre qu'on ne se promène plus."

La journée lui avoit paru si longue, que, vers les quatre ou cinq heures de l'après-midi, elle se persuada qu'il étoit bien tard; et elle alloit s'acheminer du côté du pavillon, lorsqu'elle entendit, dans la cour même du château, le pas d'un cheval qu'elle commençoit à connoître, et qui fit palpiter son coeur. Un instant après un laquais entre, annonce M. le baron de Lindorf. La chanoinesse s'étonne, se rappelle cependant d'avoir connu ce nom-là, ordonne qu'on fasse entrer, et bientôt le charmant inconnu du pavillon paroît avec toutes ses grâces.

Oh! pauvre Caroline! comme elle est émue! comme elle se reproche mortellement de n'avoir pas parlé de lui à son amie! Combien elle alloit avoir à [121] rougir de sa dissimulation vis-à-vis de l'un et de l'autre! Soit qu'il parle, soit qu'il se taise, elle redoute également son indiscrétion et son silence. Ce fut ce dernier parti que prit M. de Lindorf. Un regard jeté sur Caroline qui, tremblante, interdite, alternativement rouge et pâle, le saluoit en baissant les yeux d'un air confus, le mit au fait à l'instant. Il lui rendit son salut comme s'il la voyoit pour la première fois de sa vie; et, s'adressant à madame de Rindaw , il se félicita d'avoir le bonheur d'être son voisin, en se reprochant d'avoir autant tardé à profiter de cet avantage.

La chanoinesse, qui ne connoissoit point ce charmant voisin, demanda des explications. Le vieux commandeur de l'ordre Teutonique avoit été malade aussi; mais, moins heureux qu'elle, il étoit mort depuis peu, et M. le baron de Lindorf, son neveu et son héritier, étoit venu prendre possession de la terre et du château de Risberg, qui touchoit [122] à la baronnie de Rindaw. Il avoit compté d'abord n'y rester que peu de temps; mais ce pays lui plaisoit infiniment, et depuis deux jours il avoit pris la résolution d'y passer au moins toute la belle saison. Alors son premier désir avoit été de connoître ses aimables voisines, de leur présenter ses hommages, et de solliciter la permission de les renouveler quelquefois.

Tout cela fut dit en regardant souvent Caroline, qui les yeux attachés sur son métier, travailloit ou gâtoit son ouvrage, et gardoit le plus profond silence. Mais, grâce à la bonne chanoinesse, la conversation ne tarissoit pas.

Ce furent d'abord des détails sur sa propre maladie; ensuite des lamentations sur celle du commandeur, et sur sa mort qu'elle avoit ignorée. "Tenez, hier au soir encore, je le nommois à Caroline, qui s'informoit de mes voisins." Ici le baron ne put s'empêcher de sourire à demi, et Caroline fut près [123] de s'évanouir de dépit et de honte; puis vinrent des félicitations sur l'héritage, qui devoit être considerable; et puis les questions sur le degré de parenté qu'il y avoit entre le défunt et son héritier. "Attendez; je dois savoir cela à merveille: Vous êtes Lindorf, n'est-ce pas? Eh oui, sans doute; c'est du côté de madame votre mère. N'étoit-ce pas une baronne de Risberg, propre soeur de défunt, je crois? Je ne connois que cela; c'est-à-dire pas elle précisément, mais une de mesdames vos tantes a été élevée dans le même chapitre que moi. Elle me contoit le mariage de sa soeur avec M. votre père, oui, le baron de Lindorf. Je m'en souviens comme d'hier. C'étoit une inclination mutuelle: il n'y avoit rien de si touchant! Je lui faisois mes confidences aussi . . . Il me semble qu'il n'y a que quatre jours; et voilà déjà un grand garçon . . . L'aîné de la famille, je suppose? . . . Est-elle nombreuse? Avez-vous encore M. votre père, madame votre mère? Ils s'adorent [124] toujours, sans doute? . . . Il n'y a que cela pour être heureux . . . Et votre tante, cette chère amie dont je vous parlois tout-à--l'heure, est- elle morte? est-elle mariée? Depuis bien des années j'ai perdu tout cela de vue."

Toute ces questions se succédoient si rapidement, que le baron, surpris de cette volubilité, pouvoit à peine placer de temps en temps un oui, un non. "J'étois fils unique, j'ai eu le malheur de les perdre, etc." Mais ses yeux, toujours fixés sur Caroline, lui auroient dit bien des choses, si elle avoit voulu les entendre.

Elle n'avoit pas encore levé les siens ni prononcé un seul mot, lorsque la chanoinesse, voulant lui faire honneur de l'idée de son pavillon, lui dit d'y mener M. le baron, et, ne prévoyant pas la moindre difficulté, commença, sans attendre la réponse, à lui raconter à quelle occasion il avoit été élevé, et l'autel, et le buste, et l'inscription, et les peintures, et la surprise, et tout ce [125] qu'il savoit aussi bien qu'elle, mais qu'il eut tout l'air d'apprendre.

C'en étoit trop, beaucoup trop pour Caroline. Elle ne pouvoit plus soutenir un état aussi pénible; et quand son amie, suprise de son peu d'empressement à se rendre au pavillon, lui en réitéra l'ordre, elle put à peine articuler qu'une migraine affreuse, inouie, l'empêchoit de faire un seul pas: et vraiment elle étoit si changée, sa voix même étoit si altérée, que la baronne n'eut pas de peine à la croire, et s'en inquiéta beaucoup. "Bon Dieu! qu'est-ce donc que cela? lui dit- elle en lui touchant le font. Déjà, hier au soir, vous m'avez frappée lorsque vous êtes rentrée: vous aviez l'air rêveuse, occupée. Vous m'avez quittée plus tôt qu'à l'ordinaire; et les jours précédens vous avez été d'une tristesse et d'une agitation singulière; vous aviez de la fièvre assurément: c'est ce pavillon qui vous tue . . . M. le baron, c'est une rage que ce pavillon, et surtout depuis quelques [126] jours. On y court d'abord après la pluie; on brave le soleil et l'humidité: aussi voilà ce que c'est . . . "

D'après tout ce qu'on lui disoit, M. le baron pouvoit, sans fatuité, se flatter d'y avoir aussi quelque légère part; mais souffrant véritablement pour Caroline, et voulant la tirer de peine, il abrégea sa visite, et prit congé de ces dames espérant, dit-il, que la migraine n'auroit pas de suite. Caroline, ne répondit que par un salut; et la baronne répéta à M. de Lindorf qu'elle le prioit de profiter beaucoup du voisinage, et de venir souvent partager leur solitude . . . "Il n'y a qu'un pas d'ici chez vous. Ce pauvre commandeur souffroit de la goutte les trois quarts de l'année, et ne sortoit point de chez lui. Pour vous, moneiur, vous êtes jeune, ingambe, et ce ne sera qu'une promenade. Mademoiselle de Lichtfield n'aura pas toujours la migraine; vous verrez un autre jour son pavillon. Elle dit qu'il est favorable à la musique. Vous [127] êtes musicien, sans doute? vous en ferez ensemble."

Ce dernier trait manquoit à Caroline pour augmenter son embarras; rien ne lui fut épargné. Enfin le baron partit, et la chanoinesse se tut; mais Caroline ne fut pas beaucoup plus soulagée. Penchée sur son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, elle retenoit avec peine les larmes et les sanglots qui l'oppressoient. Son amie attribuant tout à la violente migraine dont elle s'étoit plainte, l'engagea à se retirer, et Caroline profita bien vite de la permissioin. Son chagrin la suivit dans son appartement; mais du moins elle put s'abandonner à toute sa douleur, et répéter mille fois: Grand Dieu! que doit-il penser de moi? La chanoinesse, seule aussi de son côté, avoit des idées moins tristes . Le beau, l'aimable Lindorf avoit tout-à-fait gagné son coeur. C'étoit précisément l'époux qu'il falloit à sa chère Caroline. Quel bonheur de pouvoir la fixer auprès d'elle, au [128] moins une partie de l'année, et par un établissment aussi brillant à tous égards! Lindorf réunissoit tout, jeunesse, figure, esprit, naissance, fortune; car, sans parler de la sienne propre, dont il jouissoit déjà, puisqu'il étoit fils unique, et qu'il avoit perdu ses parens, l'héritage de l'avare commandeur devoit être immense.

Déjà très-avancé au service, il paroît fait pour prétendre et parvenir à tout. Malgré tant d'avantages, la fortune de Caroline, jointe à tout son bien, qu'elle lui destinoit, et Caroline elle- même, n'étoient pas à dédaigner; enfin ils paroissoient se convenir à merveille. Elle protesta que son élève serait barone de Lindorf, ou qu'elle y perdoit ses peines; elle fixa même l'époque de son mariage à l'automne suivante, et à la visite promise par le chambellan.

Jusqu'alors elle résolut de cacher avec soin, même à Caroline, son idée et ses projets. Sans doute il lui seroit [129] bien difficile de cacher quelque chose; mais sa passion pour tout ce qui tenoit du romanesque, l'emportoit encore sur son indiscrétion naturelle. Elle se fit un singulier plaisir de laisser agir la sympathie, d'en suivre pas à pas les progrès dans le coeur de ces jeunes gens, de voir chaque jour leur passion s'augmenter par la crainte et l'espérance, et de couronner enfin tous leurs voeux au moment où ils s'y attendroient le moins. Ce plaisir, délicieux pour elle, elle ne pouvoit se l'assurer qu'en gardant le plus profond secret. L'union projetée avec le comte de Walstein ne l'inquiétoit guère; il étoit impossible u'elle ne fît pas entendre raison au chambellan. Il devoit savoir par lui-même ce que c'est qu'une passion mutuelle. "Je n'aurai qu'à lui rappeler ce que nous avons éprouvé l'un pour l'autre, et il cédera, d'autant plus que mon héritage sera à cette condition. D'ailleurs il verra ce charmant Lindorf; [130] et pourra-t-il balancer entre lui et un monstre? Laissons agir la sympathie, l'amour, la tendresse paternelle, et le bonheur de ma chère Caroline est assuré pour la vie."

Pendant que la bonne chanoinesse arrangeoit son petit roman, et jouissoit à l'avance des tendres scènes dont elle seroit le témoin, et du plaisir de faire deux heureux, Caroline continuoit à se désespérer de l'idée que M. de Lindorf devoit pris d'elle la plus mauvaise opinion possible. Elle repassoit dans son esprit tout ce que la baronne lui avoit dit très-innocemment, et n'y voyoit que de nouveaux sujets de honte et de confusion. Oh! je veux partir d'ici, disoit-elle, ne plus le revoir de ma vie. Mais cette fuite si soudaine sera presque un aveu de plus; et le laisser avec l'idée, la cruelle idée que je suis fausse, dissimulée, intrigante, ah! c'est impossible. Alors elle cherchoit, elle imaginoit tous les [131] moyens de se justifier dans son esprit, et n'en trouvoit point qui ne la compromît mille fois davantage.

Toute la nuit se passa dans ce trouble et dans cet embarras. Pour la première fois de sa vie, le sommeil n'approcha pas de ses paupières. Qu'elle lui parut longue et cruelle, cette nuit! et combien son agitation augmenta le lendemain matin, lorsqu'on lui remit un paquet à son adresse, que le coureur de M. de Lindorf venoit d'apporter, et dont il attendoit la réponse!

Caroline, indignée, faillit à le renvoyer à l'instant: Eh quoi, dit-elle, il ose déjà m'écrire? N'est-ce pas me dire à quel point il me méprise? Ah! l'opinion affreuse que je lui donnai hier de moi, peut seule autoriser cette hardiesse; mais ne doit-elle pas l'excuser aussi, et ne suis-je pas le seule coupable? Avant cette malheureuse visite, comme il étoit honnête, respectueux! Ah! c'est moi seule qui me suis perdue.

[132] Mais que fera-t-elle de ce paquet? L'ouvrir, c'est impossible; le renvoyer, c'est bien dur; et d'ailleurs ce n'est pas le moyen de savoir ce qu'il pense. Elle le tenoit, le retournoit en tous sens, et le regardoit comme si ses yeux avoient pu percer au travers de l'enveloppe. Enfin, frappée tout à coup comme d'un trait de lumière, elle prend le parti de courir à l'appartement de la bonne maman; d'ouvrir ses rideaux; de se précipiter à genoux à côté de son lit, et là, de lui faire, en fondant en larmes, un aveu complet de tout ce qui s'étoit passé entre elle et M. de Lindorf. Rien ne fut oublié: et le second dessus, et le cheval emporté, et le mouchoir tombé, et la promenade au jardin, elle avoua tout, jusqu'aux motifs secrets de son silence, dont elle avoit été si cruellement punie.

"Jugez de tout ce que j'ai souffert pendant sa visite, disoit-elle: grand Dieu! je crus en mourir. Et lui qui ne disoit rien non plus, comme si nous [133] avions été d'accord; et vous, maman qui, sans le savoir, me perciez le coeur à chaque instant. Ah! pourrez-vous me pardonner? Accablez-moi de vos reproches; je les mérite tous; ils seront moins vifs que ceux que je me fais à moi-même."

Hélas! La bonne chanoinesse, tout émue, tout attendrie de ses pleurs et de son récit, ne songeoit à lui faire aucun réproche. Elle s'étoit occupée toute la nuit de son projet de mariage, qui l'enchantoit toujours de plus en plus. Sa seule crainte étoit que M. de Lindorf, depuis long- temps au service, et très-répandu sans doute dans le grand monde, n'eût déjà d'autres engagemens; mais la petite historie de Caroline, et la manière dont ils avoient fait connoissance, la rassurèrent parfaitement. Elle crut y voir une tournure romanesque, une sympathie secrète qui lui donna les plus grands espérances pour la réussite de ses projets. Elle releva donc Caroline en l'embrassant [134] tendrement, et en lui disant qu'elle n'avoit rien entendu d'aussi intéressant que tout ce qu'elle venoit de lui raconter. "Seulement, si j'avois su cela . . . il est vrai que je n'aurois pas dit bien des choses: les hommes sont déjà si avantageux, si portés à croire qu'on les distingue . . . Au reste celui-ci me paroît bien différent des autres. Il a l'air si modeste, si honnête! -- Ah! maman, dit Caroline, en secouant la tête, je crois qu'ils se ressemblent tous. Celui-ci n'ose-t-il pas déjà m'écrire ce matin! -- T'écrire, mon enfant! Montre-moi donc vite: comment! et de quel style? -- Hélas! je l'ignore, dit Caroline en tirant le paquet de sa poche. Voilà la lettre; je ne l'ai pas ouverte. Tenez, maman; vous en ferez tout ce que vous voudrez:" et ce qu'elle voulut, ce fut de rompre le cachet avec un empressment lus vif que celui de Caroline, dont la crainte diminuoit beaucoup la curiosité.

[135] On trouva d'abord, à l'ouverture du paquet, une carte simple et polie, par laquelle "M. le baron de Lindorf présent ses hommages à ses voisines, s'informoit de leur santé et de la migraine de mademoiselle de Lichtfield." Ce n'étoit là que le prétexte, et cette carte ne méritoit assurément pas le grand cachet qu'on avoit rompu. On passa donc bien vite à un papier plié en quatre, qui se trovoit sous la carte. Caroline l'ouvrit en tremblant, le parcourut légèrement des yeux, et lut à son amie ce qui suit.

Du château de Risberg, 9 juin 17 . . .

"Je vais, mademoiselle, mettre le comble à mes torts et à votre colère, en osant vous écrire. Je le sais; je vois déjà votre indignation; j'en sense déjà tout le poids, et cependant je persiste dans ma témérité. Si vous daignez seulement parcourir cette lettre, surmonter le permier mouvement [136] qui vous portera sans doute à la déchirer, à le renvoyer sans la lire, vous comprendrez peut-être mes motifs, et vous conviendrez du moins que je ne pouvois m'adresser qu'à vous seule.

Vous ne connoissez pas tous mes torts; non, mademoiselle, vous ne les connoissez pas, et cependant vous me traitez avec autant de sévérité que si vous saviez combien je suis coupable. Je vais donc vous l'avouer, puisque je ne gagne rien à votre ignorance. Ma franchise m'obtiendra peut-être un généreux pardon.

Je passai hier quatre fois dans la matinée à différentes heures, sous votre pavillon, avec l'espoir de vous y trouver et de vous demander la permission de me présenter chez vous. Il fut toujours trompé cet espoir. Vous ne parûtes point dans ce pavillon chéri qu'auparavant vous habitiez sans cesse; et moi, loin d'imaginer la vérité, loin de vous [137] accuser de cette absence, j'osai la rejeter entièrement sur madame de Rindaw. Instruite de ma témérité ne connoissant point celui qui s'étoit introduit dans votre asile, sans doute elle exigeoit de vous d'y renoncer. Insensé . . . J'osai même croire que vous obéissiez peut-être à regret. J'étois certain en me nommant de la rassurer, de faire lever cette cruelle défense, et je ne balançai plus à me présenter l'après-midi chez elle. O mademoiselle! combien vous avez puni ma folle présomptoin! Votre accueil si différent du sien, me prouva bientôt à quel point je n'étois abusé, et que c'étoit votre volonté seule qui vous éloignoit du malheureux inconnu. Vous n'avez pas voulu me laisser à cet égard la moindre illusion, le moindre doute. Je vis, au premier instant, que cette madame de Rindaw ignoroit mon existence, et que la jeune et charmante Caroline, que je croyois soumise aux ordres, [138] aux conseils d'une amie trop sévère, n'avoit eu besoin que de ceux qu'elle reçoit d'une prudence bien rare à son âge. Trop heureux encore si cette prudence n'avoit pour objet que l'inconnu; mais je me suis nommé, et je n'ai pas obtenu un regard. Votre silence obstiné, votre refus de me conduire au pavillon, ne m'ont que trop confirmé que c'est moi personnellement qui me suis attiré votre colère. Ah! quels que soient mes torts, je n'aurai pas celui de me présenter encore à Rindaw sans votre aveu; mais j'ose le demander cet aveu que je saurai mériter. Vous avez été le témoins de la manière obligeante dont madame de Rindaw m'a reçu. Regardez ma maison comme la vôtre, me dit-elle en la quittant. O mademoiselle! que pouvois-je lui répondre, et que dois-je faire? Parlez; décidez absolument de ma conduite, de mon sort. Dois-je me refuser aux civilités de madame [139], de Rindaw, et me soumettre de Rindaw à l'arrêt tacite que vous avez prononcé contre moi? Dois-je vous supplier de le révoquer? J'attendrai vos ordres, et, je vous le jure, ils me seront sacrés. Mais serez-vous inexorable? Et celui que votre respectable amie daigne honorer de sa protection, n'obtiendra-t-il pas, à ce titre, un pardon devenu nécessaire au bonheur de sa vie?"

Caroline, en lisant cette lettre, éprouvoit un mélange de sentimens confus, opposés les uns aux autres, et presque indéfinissables; d'abord la plus grande surprise de se trouver, sans s'en être doutée, une prudence aussi consummée; ensuite cette espèce de honte d'un coeur honnète et vrai, qui reçoit une louange peu méritée; puis la joie la plus pure de se voir encore estimée et respectée, troublée cependant par le chagrin de ce pauvre baron, et l'embarras de le faire cesser sans démentir l'opinion qu'il avoit d'elle. [140] Tout cela se peignoit alternativement sur sa physionomie; cependant le plaisir dominoit. Il lui sembloit qu'on avoit soulagé son coeur d'un poids énorme. Lorsqu'elle eut fini, elle auroit voulu presser le consolant écrit contre ses lèvres; mais elle le posa sur le lit de sa maman, et saisissant une de ses mains, elle la couvroit de baisers et de larmes. La baronne reprit la lettre, la parcourut encore: elle en étoit tout enchantée. "Et bien, quand je vous disois que ce jeune homme ne ressembloit point aux autres, avais-je tort? J'ai vu cela tout de suite. Quelle tournure délicate il a donnée à votre silence! Et votre embarras, qu'il prend pour de la colère! est-ce qu'il y a rien de plus modeste et de plus honnête? Un de vos fats de la cour auroit bien su interpréter votre conduite à son avantage; mais ce Lindorf . . . En vérité il est charmant; il faut le rassurer. Prenez une écritoire, mon enfant; mettez-vous là, et écrivez -- Moi, maman, dit Caroline en rougissant, [141] je croyois que ce seroit vous. -- Vous savez bien que j'ai beaucoup de peine à écrire (elle avoit en effet mal aux yeux depuis sa maladie; et sa vue s'affoiblissoit tous les jours); mais c'est égal; vous écrirez un mon nom, et je vous dicerai."

Caroline obéit. Mais l'encre étoit épaisse, la plume alloit mal, le papier ne valoit rien. Enfind tout étant prêt avec assez de peine, et la chanoinesse ayant rêvé un moment, elle lui dicta.

Monsieur Le Baron,

"Votre lettre est venue fort à propos pour consoler Caroline; elle avoit été toute la nuit dans le plus violent désespoir." -- En vérité, maman, dit Caroline en s'arrêtant, je ne mettrai point cela; c'est contredire absolument ce qu'il pense de moi. La baronne en convint après avoir un peu contesté. Ce commencement fut déchiré; on prit un autre papier. Elle rêva encore et dicta.

Monsieur Le Baron,

"Mademoiselle de Lichtfield est dans la joie la plus vive de voir que . . . Eh! maman, dit Caroline en jetant sa plume, je vous en conjure, ne parlez ni de mon désespoir ni de ma joie. Pour cette fois la chanoinesse se fâcha sérieusement, lui dit qu'elle n'avoit qu'à faire sa lettre elle-même. Caroline commençoit à croire en effet qu'elle n'en iroit que mieux; et après avoir un peu rêvé à son tour, et déchiré encore trois ou quatre commencemens, elle eut le bon espirt de penser que la tournure la plus simple est toujours la meilleure. Elle écrivit:

"Nous vous remercions, monsieur, de l'intérêt que vous prenez à la santé de vos voisines. Ma migraine est entièrement dissipée; madame la baronne de Rindaw a toujours mal aux yeux, ce qui la prive du plaisir de répondre à votre lettre, que je viens de lui communiquer. Elle me [143] charge de le faire pour elle, et de vous prier, monsieur, de sa part et de la mienne, de venir ce soir à Rindaw. M. le baron de Lindorf doit être bien sûr, dès qu'il est connu, de la manière dont il sera reçu."

C. D. L.

La chanoinesse trouva le style de ce billet bien commun et bien trivial. Il y avoit, selon elle, mille autres choses à dire; mais Caroline tint bon, n'y voulut rien changer, apaisa son amie par quelques caresses, et renvoya le coureur chargé de sa réponse.

On prétend que la lettre de Lindorf fut relue plus d'une fois dans la journée, et que, lorsqu'il arriva le soir, on auroit pu la lui réciter sans y manquer d'un mot. Ce qu'il y a de sûr, au moins c'est que cette lecture répétée acheva de dissiper jusqu'à la moindre trace du chagrin de Caroline. A force de lire qu'elle étoit d'une prudence rare, elle finit par le croire elle-même, tout en [144] s'avouant qu'elle n'avoit jamais pensé au bon effet que produiroit son absence du pavillon, et le mystère qu'elle avoit fait à son amie. Il est certain du moins que c'étoit elle qui avoit eu l'idée de n'y point aller et de se taire.

Ainsi relevée à ses propres yeux, n'ayant plus à rougir ni avec sa maman, ni avec elle- même, ni avec cet aimable Lindorf, elle l'attendit avec impatience et le vit arriver avec joie, mais non pas sans émotion. Lui-même étoit déconcerté: un doux sourire le rassura bientôt. Ils furent tous les deux à leur aise, et la baronne leur fut d'un grand secours. Elle plaisanta agréablement sur l'inconnu, sur le mystère, sur la lettre, et sauva à Caroline une explication qu'elle ne demandoit pas mieux que d'éviter.

Le pénétrant Lindorf s'en aperçut sans doute. Ils allèrent au pavillon, et il ne dit pas un seul mot qui eût rapport à ce qui s'étoit passé. Seulement il la pria de lui chanter la romance de la [145 jeune Hortense. Elle y consentit; ce fut lui qui l'accompagna sur le clavecin. Il savoit très-bien la musique; cependant il manqua la mesure au refrain, et Caroline embrouilla les paroles. Malgré cela, cette romance lui plut tellement, qu'il la demanda. Elle lui fut accordée, et tout de suite ployée en rouleau. Il osa baiser la main qui la lui présentoit, et dire à demi-vox: Comme vous êtes bonne aujourd'hui! et quelle différence de mon sort à celui d'hier! L'ingénue Caroline fut sur le point de lui dire qu'elle se trouvoit aussi beaucoup plus heureuse; mais elle se retint. Ils rentrèrent auprès de la chanoinesse. Bientôt après M. de Lindorf les quitta avec la promesse de revenir le lendemain.

Ce lendemain, et tous ceux qui le suivirent se resssemblèrent exactement: et voici l'histoire de leur vie.

Caroline reprit le matin l'habitude de son pavillon, et Lindorf celle de ses promenades. Ce cheval si fougueux [146] étoit devenu si sage, qu'il s'arrêtoit quelquefois une demi-heure entière sous cette croisée, qu'il apprit enfin à connoître, et devant laquelle il ne passa plus sans s'arrêter. Tous les après-diners, le baron arrivoit de très-bonne heure à Rindaw, où souvent il étoit retenu à souper; et toutes les soirées, lorsqu'il étoit parit, la chanoinesse, toujours plus enchantée de lui, en parloit avec enthousiasme: Caroline approuvoit modestement. Elles se séparoient en disant toutes deux qu'il étoit le plus aimable des hommes. Caroline s'endormoit en le répétant sans dessein, et sa bonne maman, en se confirmant dans ses projets d'une union que tout sembloit favoriser.

Et Lindorf . . . Lindorf aimoit avec une passion qu'il ne cherchoit plus à combattre, et que chaque jour augmentoit. Né avec la sensibilité la plus active, et les passion les plus vives, il n'étoit pas parvenu jusqu'à vingt-cinq ans sans connoître l'amour, ou sans [147] croire le connoître. Mais quelle différence de l'ardeur tumultueuse qu'il avoit éprouvée, à ce sentiment tendre et profond dont il étoit pénétré pour Caroline! Heureux de la voir, de l'entendre, de vivre avec elle dans cette douce familiarité que le séjour de la campagne autorise, il ne désiroit pas pour le moment d'autre bonheur. Si quelquefois dans leurs tête-à-tête, que la promenade, la musique et les infirmités de la baronne rendoient assez fréquens, il avoit été sur le point de se trahir et de risquer l'aveu de ses sentimens, une sorte de timidité et de respect, suite ordinaire du véritable amour, l'avoit toujours retenu. Caroline se confioit à lui avec tant d'innocence et de sécurité; il voyoit si bien qu'elle ne lisoit ni dans son coeur ni dans le sien propre, qu'il auroit regardé comme un crime de troubler cette heureuse ignorance, ayant l'instant où lui-même seroit libre de décider de son sort; et peut-être, hélas! n'étoit-il guère plus [148] libre que Caroline. D'ailleurs à quoi lui auroit servi cet aveu? A savoir qu'il étoit aimé autant qu'il aimoit? Il n'en doutoit pas un instant; et quand les hommes n'auroient pas là-dessus le tact tout aussi sûr que les femmes, Caroline étoit trop franche, elle connoissoit trop peu l'art de dissimuler, pour savoir cacher ses sentimens. Elle seule ne s'en doutoit pas encore: ils étoient voilés dans son coeur sous le nom de l'amitié. Elle croyoit aimer Lindorf comme on aimeroit un frère; s'applaudissoit de trouver chaque jour de nouvelles raisons de l'aimer davantage, et n'imaginoit pas qu'un attachement aussi pur pût porter la moindre atteinte à des liens qu'elle respectoit, mais qu'elle éloignoit toujours de plus en plus de sa pensée.

Eh! dans quel moment auroit-elle pu s'en occuper? Tant que Lindorf étoit là, et il y étoit souvent, on ne pensoit qu'à lui seul au monde. Dès qu'il n'y étoit plus, on ne pensoit encore [149] qu'au plaisir de l'avoir vu et à l'impatience de le revoir. Aucun autre objet ne se présentoit à son esprit. Absent ou présent, il étoit toujours avec elle; et Lindorf et son amie étoient alors pour Caroline les seuls êtres de l'univers.

Cette imprudente amie ajoutoit encore par son enthousiasme, au charme dont Caroline étoit environnée. Accoutumée dès son enfance à ne penser que d'après elle, à ne voir que par ses yeux, cela seul auroit suffi, peut-être, pour attacher Caroline à l'objet de la prédilection de la baronne; et cette predilection augmentoit chaque jour. Plusieurs fois, lorsqu'elle se trouva seule avec Lindorf, son secret lui échappa à demi. Elle lui fit entendre, même en termes assez clairs, qu'il ne tiendroit qu'à lui d'obtenir Caroline, et qu'elle le regardoit déjà comme un fils.

Ainsi l'heureux Lindorf, chéri d'une de ces femmes, adoré de l'autre, jouissant [150] peut-être plus délicieusement que s'il eût été amant déclaré, se croyant sûr de son fait dès qu'il parleroit, attendoit sans trop d'impatience le moment où, dégagé des liens qui l'avoient retenu jusqu'alors, il seroit libre d'avouer ses sentimens à Caroline, et de lui offrir son coeur et sa main. Il travailloit cependant à l'accélérer, ce moment; et depuis quelque temps, un peu plus d'agitation, quelques instans de tristesse, déceloient son inquiétude et ses craintes.

Un soir, en quittant Rindaw, il avertit ces dames qu'il craignoit de ne pas les revoir le lendemanin; il vouloir aller lui-même à la ville prochaine chercher des lettres importantes, qu'il attendoit avec impatience . . . Mais, ajouta-il-il d'un ton plus animé qu'à l'ordinaire, on voudra bien me permettre de venir après demain matin me dédommager de cette journée perdue. La chanoinesse l'invita pour le déjeuner; Caroline l'accompagna jusqu'au jardin, [151] et ils se séparèrent avec l'impatience d'être au surlendemain.


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Page Last Updated 9 January 2003