Caroline de Lichtfield


[Lindorf est forcé de partir et Caroline reste à relire le cahier, Volume II, pp. 107 - 115]

[107] Nous n'essaierons pas de donner une idée des sentimens de Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se passoit dans un coeur partagé entre l'amour et les remords, l'admiration, et peut-être même un peu de jalousie? Louise et Matilde l'occupèrent tour à tour. Elle relut les endroits où il parloit d'elles. Combien elle trouva de feu, d'enthousiasme dans l'expression de sa passion pour Louise! En la comparant aux sentiments qu'il lui avoit témoignés, elle fut tentée de croire que ceux-ci n'étoient plus que la tranquille amitié. Et cette jeune et jolie Matilde . . . Qu'elle est heureux d'oser aimer Lindorf, d'oser le dire! . . . Oui; mais qu'elle est à plaindre de n'être pas aimée! Charmante Matilde, généreuse Walstein, méritez- vous de trouver des ingrats! Elle se rappela trés-bien que pendant les huit jours qui précédèrent son mariage, le comte lui avoit parlé de cette soeur, et de l'espoir qu'elles se lieroient ensemble. Comme elle formoit [108] alors son projet de séparation, elle y avoit fait peu d'attention. -- Quelle cruelle suite de circonstances venoit retracer à son esprit cette belle-soeur, qu'elle offensoit aussi par l'endroit le plus sensible, à qui elle enlevoit un coeur sur lequel elle avoit tant de droits! Mais elle paroissoit peu sentir le prix de ce coeur. Caroline relut la lettre où le comte en parloit à Lindorf; et quoique la légèreté de Matilde dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut peine à la lui pardonner.

Elle étoit encore plongée dans les différentes réflexions qui devoient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et ne s'apercevoit pas que la matinée entière étoit écoulée, lorsqu'un laquais de la baronne vint la demander. Elle n'eut que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars autour d'elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau. Elle alloit sortir, lorsqu'elle s'aperçut que la petite boîte à portrait étoit restée sur la table. Elle [109] la mit vite dans sa poche, et courut rejoindre son amie qu'elle avoit laissée trop long-temps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M. de Lindorf, qu'elle ne pouvoit pas lire. -- Tenez, mon enfant, lui dit-elle dès qu'elle entra, voyez ce que dit ce cher baron, que nous n'avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce qui le retient; je ne puis exprimer combien il me manque. La triste Caroline, s'attendant bien à ce qu'elle alloit lire, soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. "M. le baron offroit ses hommages à ces dames. Forcé de partir le jour même pour des affaires essentielles et pressées, il n'auroit pas l'honneur de les revoir; mais, en les assurant de sa reconnoissance, il les supplioit de lui conserver leur estime et leur amitié, etc."

Oui, sans doute, Caroline savoit d'avance tout le contenu de ce billet. Elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne pouvoir l'articuler. Cette [110] conviction qu'elle ne le reverroit plus, que tout étoit fini, et pour elle et pour lui; le contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le cahier qu'elle venoit de lire; ces mots d'estime et d'amitié, tracés de la même main qui venoit de lui peindre avec tant de feu les sentimens les plus vifs et les plus passionnés; la contrainte où elle étoit vis-à-vis de son amie; toute sa situation enfin devint si cruelle, qu'elle avoit peine à la supporter. Auroit-on cru que son supplice pût augmenter encore? Elle achevoit à peine les derniers mots de ce billet, en s'efforçant de retenir des larmes qui inondoient ses joues: elle veut les essuyer, tire son mouchoir de sa poche; la petite boîte qu'elle venoit d'y mettre, et qui, dans cet instant, étoit bien loin de sa pensée, s'échappe, roule à ses pieds, s'ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline ces traits, cette figure qu'elle n'avoit pas encore osé regarder. Ce petit accident étoit bien naturel, et, si l'on veut, bien [111] peu de chose; cependant il fit une impression incroyable sur Caroline. Elle n'auroit pas été beaucoup plus vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe; elle se jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu'elle fuyoit . . . Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra, trouva la chanoinesse surprise de son cri et de sa fuite soudaine, mais bien plus atterrée encore du billet d'adieu de Lindorf, et de ce départ subit. Une cataracte décidée, qui s'épaississoit tous les jours, et lui laissoit à peine distinguer les objets, l'avoit empêchée de voir le portrait. Caroline put dire ce qu'elle voulut. Il lui fut plus facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt départ de Lindorf, dont elle ne pouvoit revenir. Il rompoit toutes ses mesures, [112] déconcertoit tous ses projets, et la mettoit au désespoir; il fallut que Caroline, tout affligée qu'elle étoit elle-même, s'épuisât pour la consoler. La meilleure manière auroit été sans doute de lui prouver, en lui avouant son mariage, combien ses projets étoient chimériques.

Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avoit été son idée en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d'avoir alors pour son amie une entiére confiance; mais cet aveu, qu'elle avoit si fort désiré de lui faire, dont elle avoit si ardemment sollicité la permission, lui paroissoit alors tout ce qu'il y avoit de plus pénible et de plus difficile. Comment prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts avec lui, oser dire soi-même: Je fais le malheur de l'être le plus vertueux, le plus grand, le plus digne d'être heureux; et quand je devrois m'estimer trop heureuse de lui appartenir, de porter son nom, j'ai pu m'abandonner à la plus [113] injuste antipathie, et cette antipathie n'étoit pas le seul sentiment dont elle eût à rougir. Le nom de Lindorf lui coûtoit bien autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc d'attendre, pour parler et la réponse de son père, et la suite des événemens, et de soutenir aussi bien qu'il lui seroit possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettoit trop elle-même pour que leurs coeurs ne fussent pas à l'unisson; et ce sujet continuel de conversation, tout pénible qu'il étoit quelquefois, ne laissoit pas d'intéresser vivement son coeur, et d'avoir un attrait inoui pour elle.

Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui, d'ailleurs, privée de la vue, avoit plus que jamais besoin de ses tendres soins. Elle n'alla plus au pavillon; tous ses meubles revinrent l'un après l'autre dans son appartement. Mais ses instrumens, la musique, et même ses pinceaux, furent long-temps oubliés ou négligés. Il faut [114] avoir l'âme tranquille pour s'occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les momens où elle étoit chez elle furent employés à relire son cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de réflexions qui n'avoient aucune suite, et qui finissoient ordinairement par un déluge de larmes.

Elle s'est aussi familiarisé avec ce portrait qu'elle ose à présent regarder, qu'elle regarde à chaque instant, et même avec une émotion qui n'est pas sans plaisir. Grand Dieu! dit-elle quelquefois, si à tant de vertus il joignoit encore cette figure si noble et si touchante, quelle mortelle seroit digne de lui? Mais le suis-je même à présent? Ah! non, sans doute; et le meilleur des hommes méritoit un coeur tout à lui.

Alors elle s'attendrissoit sur les malheurs du comte, admiroit ses vertus, gémissoit de n'avoir pas celle de se [115] sacrifier pour faire le bonheur d'un être si sublime, et regrettoit presque, dans ses momens d'enthousiasme, d'avoir fait partir cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disoit si positivement qu'elle ne pouvoit l'aimer ni le voir. Mais ces regrets duroient peu. Un sentiment plus tendre la ramenoit bientôt à Lindorf. Elle s'étonnoit d'avoir pu s'occuper d'un autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermoit le portrait, et prenoit le cahier; c'étoit l'ouvrage de Lindorf; c'étoit sa main chérie qui l'avoit tracé. Oui; mais c'étoient encore les vertus et l'éloge du comte; et cette lecture répétée augmentoit chaque jour et son admiration et ses remords . . .


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Page Last Updated 9 January 2003