Caroline de Lichtfield


[Une lettre dure, Volume II, pp. 143 - 149]

[143] Elle avoit en effet reçu cette terrible réponse de son père. Non-seulement il [144] lui permettoit, mais il lui ordonnoit d'apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à la quitter incessamment pur venir habiter l'hôtel de Walstein. "Depuis trop long-temps (lui disoit-il) cet époux complaisant vous laisse suivre un caprice que son absence seule m'a fait tolérer; il est temps qu'il cesse. Le comte est arrivé, et ne prétend plus être privé de son épouse . . . Il réclame ses droits; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de ceux que vous avez à ma tendresse, et même à mes biens, si vous faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs. N'attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d'un roi, d'un époux, et d'un père également irrités d'une trop longue désobéissance, etc., etc."

Tout cela n'étoit point vrai. Le chambellan agissoit de son chef. Il n'avoit pris ni les conseils ni les ordres de personne pour cette fulminante démarche. -- Le roi, content d'avoir assuré [145] à son favori la fortune de Caroline, ne songeoit plus à elle, et s'embarrassoit peu qu'elle vécût, ou non, avec lui. On connoître les sentimens du comte; ainsi ce n'étoit que de son père qu'elle avoit à redouter une contrainte à laquelle elle ne s'attendoit pas, et qui la mit au désespoir.

Comme elle ne soupçonnoit pas même qu'on pût altérer jamais la vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du roi, et celle de son époux; et elle s'affligea d'autant plus, qu'elle ne reconnoissoit pas à cette tyrannie ce généreux comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres lettres lui avoient peinte si différent, et qu'elle commençoit à aimer à force de l'estimer. Ces sentimens firent bientôt place à la crainte et à la terreur, dès qu'elle crut qu'il vouloit abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d'âme et de générosité, avec le peu de délicatesse qu'il montroit actuellement, puis [146] qu'il exigeoit le retour de sa jeune épouse, après la lettre qu'il devoit avoir reçue d'elle, et à laquelle il n'avoit pas même daigné répondre? -- Grand Dieu, disoit Caroline, combien il faut que son caractère ait changé! Autant que ses traits, ajoutoit-elle en regardant le portrait qu'elle refermoit bientôt avec colère. Quoi! je lui déclare que je préfère la mort à vivre avec lui . . . et le barbare exige . . . Ah! Lindorf, Lindorf! votre amitié vous égare; et le comte de Walstein n'a pas les vertus que vous lui supposez.

Plus elle relisoit cette lettre de son père, plus sa douleur augmentoit. -- N'attendez aucun appui de personne, répétoit-elle en frémissant, et versant des torrens de larmes. -- Malheureuse Caroline . . . Mais j'en saurai trouver dans mon courage; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il veut ma mort, sans doute! eh bien il sera content. A [147] tant de tourmens se joignoit encore celui d'avoir à raconter son histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu'on vouloit la séparer d'elle. Aussi souvent qu'elle voulut l'essayer, la parole expira sur ses lèvres.

Jamais elle ne put prendre sur elle d'affliger à cet excès cette sensible et malheureuse amie, d'exciter à la fois et sa colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu'on lui faisoit depuis si long-temps, les malheurs de son élève chérie, leur séparation, prochaine, et peut-être par la mort; car c'étoit bien le projet de Caroline, si on la forçoit à quitter Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa vue, la compagnie de sa chère Caroline étoit sa seule consolation. Elle disoit souvent que le moment où elle en seroit privée seroit celui de sa mort; et l'idée d'être obligée de la quitter étoit peut-être encore ce qui désespéroit le plus la sensible Caroline. Elle ne put donc se résoudre à lui plonger le poignard [148] dans le coeur, en lui parlant àl'avance de cette cruelle séparation. Quoiqu'elle lui parût inévitable, elle se flatta qu'elle seroit peut-être encore différée: son père ne lui fixoit point de temps précis; il lui ordonnoit seulement de se tenir prête à partir lorsqu'il viendroit la chercher, sans doute avec ce redoutable époux.

Caroline leur laissa le soin d'instruire la chanoinesse, et attendit d'un jour à l'autre ce moment dans des transes mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa bonne maman du chagrin de se quitter. Elle étoit dans ce trouble, dans cette agitation continuelle, qui influoit même sur sa santé, lorsqu'un jour elle reçut une lettre dont elle reconnut à l'instant l'écriture et le cachet, et qui lui causa une émotion incroyable. Elle étoit du comte lui-même, de cet époux si redouté. Elle trembloit avant de l'ouvrir, et faillit à s'évanouir en voyant d'où elle étoit datée, c'étoit du château de Ronebourg, [149] chez M. de Lindorf . . . Grand Dieu, il est chez Lindorf; il est avec Lindorf! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour pouvoir lire de qui suit.


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Page Last Updated 9 January 2003