Caroline de Lichtfield


[Volume II, pp. 168 - 176]

[168]

Lettre de Caroline au comte de Walstein.


Rindaw, novembre

"Non, monsieur le comte, je ne [169] retarderai pas d'un instant cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude vous prouver ma reconnoissance, et les sentimens dont je suis pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes! Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent à la proposition que vous me faites; j'en deviens et plus coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à vivre dans la retraite. -- Oh! n'ajoutez pas à mon malheur celui de penser que je suis la cause d'une absence qui vous dérangeroit sans doute, et ne changeroit rien à mon sort. Puisque vous avez la générosité de m'en laisser la maîtresse, je suis décidée, quoi qu'il arrive, à rester ici. Mon absence de Berlin ne nuit à personne, n'intéresse personne. On a sûrement oublié cette petite fille qu'à peine on a vue; et mon père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw, cette chère amie, ou plutôt cette [170] tendre mère, est le seul être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être utiles et agréables. Je ne puis ni la quitter ni lui faire abandonner le genre de vie qu'elle a choisi depuis si long-temps.

Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu'elle a pris de mon enfance. Votre lettre m'assure de votre consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu'est-il besoin que ce soit par une distance immense? Je dois, je veux vivre ici, oubliée et tranquille, s'il m'est possible. Pour vous, M. le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre roi; rien au monde ne doit balancer de tels motifs.

Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle? Ah! c'est alors que je serois vraiment coupable, et que les reproches les plus amers empoisonneroient mes jours! Non, je [171] me rends justice, et je me soumets à s mon sort. Il n'a rien de fâcheux, pendant que je puis habiter dans le sein de l'amitié, et dans le séjour paisible où j'ai passé toute ma vie. Ces plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis ni les regretter ni les désirer. Ah! je ne regrette rien, que de n'avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon seul désir est d'apprendre dans ma retraite qu'il est heureux comme il mérite de l'être. Ma résolution doit y contribuer. J'y saurai persister, je vous le jure. La solitude n'a rien du tout qui m'effraie. Au contraire, je borne tous mes voeux à passer ma vie entière; et s'il est vrai que vous vouliez mon bonheur, vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin, Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils doivent l'être.

[172] Mon ami sait enfin depuis ce matin les liens qui nous unissent; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que je mer ferai gloire de porter, je serai désormais, pour le peu de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez le confier,

CAROLINE DE WALSTEIN,
née baronne DE LICHTFIELD"

Quand même Caroline n'auroit pas voulu prendre ce nom qu'elle commençoit à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu'elle écrivoit sa lettre, la chanoinesse n'avoit pas manqué de rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline étoit comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l'appeler toujours à l'avenir, madame la comtesse. Elle fut ponctuellement obéie; et, dans l'espace de quelques minutes, deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent chez Caroline sous différens prétextes, uniquement [174] pour avoir l'occasion de dire: Madame la comtesse. Dès que madame la comtesse eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j'en ai pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne plus aimer que vous seule au monde.

Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre chanoinesse; elle avoit alors bien d'autres idées. Son imagination étoit montée au plus haut point d'enthousiasme pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline étoit devenue l'unique objet de ses voeux. Mais comme il entroit dans le plan qu'elle venoit de former que la jeune comtesse ignorât tout, elle feignit d'approuver sa lettre, et se fit peut-être un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de tout les âges) du mystère qu'on lui avoit fait, en tenant secret à son tour ce qu'elle méditoit.

La lettre fut donc cachetée telle [174] qu'elle étoit. On prétend qu'il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur l'adresse, chez M. le baron de Lindorf. Elle assure à présent qu'elle ne le croit pas; mais on peut croire au moins que ce fut le dernier.

Le lendemain et les jours suivans, elle ne fut occupée que de comte; et plus elle y pensoit, plus elle s'attachoit à cette pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d'une fois. Elle crut y trouver milles choses qu'elle n'avoit point encore remarquées, et qui répandoient un nouveau jour sur le coeur et l'esprit de cet homme excellent, dont elle connoissoit trop tard tout le mérite.

Le petit portrait sorti de sa boîte fut suspendu à un cordon, passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par jour elle le tiroit de son sein, le contemploit avec attendrissement, le recachoit avec dépit; mais plus elle sentoit que son époux auroit fait le bonheur de sa vie, plus elle s'applaudissoit [175] de la résolution qu'elle avoit prise. Persuadée qu'il ne vouloit pas vivre avec elle, il lui en coûtoit bien moins de la savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant avec Lindorf.

L'idée d'être la cause de l'exil que ces deux amis s'imposoient la révoltoit; elle ne pouvoit la supporter. Du moins, disoit-elle, que l'un des deux soit heureux dans sa patrie, et même elle éprouvoit un certain plaisir du sacifice qu'elle faisoit au bonheur du comte. C'étoit en quelque sorte une expiation de ses torts avec lui, qui la justifioit à ses propres yeux, et la raccommodoit avec elle-même.

Pendant qu'elle étoit agitée de ses diverses pensées, la chanoinesse de son côté n'étoit pas oisive, et ne cessoit de réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux.

Il s'en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire [176] au comte par une femme de chambre de confiance qu'elle avoit, pour l'inviter en son nom, à son nom, à se rendre à Rindaw, ou bien de mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte, et d'engager son mari à s'y rencontrer, ou , ce qui valoit encore mieux, de raisonner avec elle, de l'amener doucement à une réunion qu'elle désiroit trop elle-même pour s'y refuser long-temps. Mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop commun pour faire le dénoûment d'un roman dans lequel elle étoit transportée de jouer un rôle. Il falloit des surprises, des reconnoissances, de grands coups de théâtre; et voici ce que cette prudent tête imagina.


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