Caroline de Lichtfield


[Un échange de lettres entre le comte and sa soeur, Matilde, Volume II, pp. 244 - 256]

[244] Une lettre qu'il reçut alors de sa soeur, la jeune comtesse Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre qu'elle seroit aussi malheureuse que lui. Nous allons la donner cette lettre si naïve et si touchante, faire partager à nos lecteurs l'attendrissement du comte en la lisant, et les intéresser au sort de cette aimable enfant, qu'on n'a fait qu'entrevoir dans le cahier de Lindorf , et qui par ses graçes, son charmant caractère, et la place qu'elle doit occuper dans la suite de cettte histoire, mérite qu'on s'occupe d'elle pendant quelques instans. Voici donc ce que l'aimable petite comtesse écrivoit à son frère.

Dresde, ce 14 novembre 17 . . .

"On m'assure que le meilleur des frères est de retour; mais je ne puis le croire . . . Je connois son coeur, il l'eût conduit d'abord auprès de sa pauvre Matilde; il m'auroit écrit du moins, et sa lettre et la certitude qu'il n'est plus au bout de monde, m'auroient un peu consolée. O mon bon frère, combien ou m'a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, que j'ai maudite mille fois! Qu'auriez-vous dit, si vous n'avez pas retrouvé votre petite Matilde? Car, tenez, cher frère, j'aimerois mieux mourir mille fois que de consentir à ce qu'ils veulenet. M. Zastrow est beau, il est aimable, il m'adore . . . voilà ce qu'on me dit du matin jusq'au soir . . . Tout cela se peut; mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Il n'est pas . . . il n'est pas M. de Lindorf, et c'est n'être rien pour moi . . . Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que votre petite soeur sait aimer, sait être constante, et que [246] sa légèreté ne va pas jusqu'à son coeur. Hélas! elle est bien passée cette gaîté folle dont vous me plaisantiez quand vous vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes sentimens. Je l'ai conservée long-temps, parce que la tristesse ne sert à rien, et qu'elle m'ennuie; d'ailleurs, j'avois pris mon parti. Sûre du coeur de Lindorf, de votre appui et de ma fermeté, il me sembloit que je n'avois rien à craindre: à présent je crains tout, et je n'espère plus qu'en vous seul. M. de Zastrow m'obsède; ma tante me persécute; mon ami ne m'écrit plus . . . et vous aussi, mon frère, m'abandonnerez-vous? Je me jette dans vos bras; je vous appelle à mon secours . . . Venez protéger un amour que vous avez fait naître, et qui ne finira plus qu'avec ma vie. N'est-ce pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf? Pensez combinen de fois vous m'avez dit: Aime Lindorf, ma petite soeur; aime-le [247] comme moi-même. Oh! comme j'ai bien obéi! Oui, je l'aime, non-seulement comme l'ami de mon bon frère, mais comme le seul homme à qui je veuille appartenir, et sans qui la vie m'est insupportable. Je ne puis croire que son silence soit une preuve d'inconstance ou d'oubli; vous étiez en voyage; il n'aura su par qui m'envoyer ses lettres. Non, je ne veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de lui; car celui-là, je ne pourrois le supporter.

Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre Matilde, vous ne la reconnoîtriez pas. Je ne ris plus; je ne chante plus; je pleure toute la journée, et je crois que bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces petites pommes d'api que vous aimiez tant à baiser . . . Venez, venez me rendre tout ce que j'ai perdu: ma gaîté, mon bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra [248] avec ce frère si chéri et si digne de l'être. Ah! si vous étiez marié, avec quel transport j'irois vivre avec vous et votre femme! Pourquoi ne l'êtes-vous pas? Mariez-vous donc bien vite; vous ferez deux heureuses: elle, et votre Matilde D. W.

Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me conserver à votre ami, à celui que vous m'avez choisi, ou je ne réponds pas de ce que je ferai."

Eh! grand Dieu, dit le comte en finissant cette lettre tous les sentimens qui devoient faire les délices de ma vie en deviendront-ils le tourment? Trompé par la vivacité de sa soeur, par cette gaîté, suite de l'innocence de son âge et de la fermeté de son caractère, il avoit jugé qu'elle aimoit Loindorf foiblement, et que les soins de M. de Zastrow effaceroient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, en lui prouvant la force et la réalité de ses premies sentimens, déchira l'âme sensible du comte, [249] d'autant plus qu'il avoit à se reprocher, et la connoissance de Lindorf avec sa soeur, et cet attachement si vif qu'elle lui conservoit, et qui ne pouvoit plus que la rendre malheureuse. Il savoit bien qu'il n'avoit qu'à dire un mot pour engager Lindorf à épouser Matilde, et que ce mariage lui assuroit en même temps la possession de Caroline. Lindorf n'avoit rien à lui refuser, et il voyoit Caroline trop pénétrée de tout ce qu'elle lui devoit, pour n'être pas sûr de son aveu, et pour craindre encore sa répugnance. Mais il n'étoit pas dans le caractère du comte, il ne pouvoit pas même entrer dans sa pensée d'abuser des droits que lui donnoit la reconnoissance sur Caroline et sur Lindorf, et d'exiger un tel sacrifice pour assurer son bonheur et celui de sa soeur.

D'ailleurs, un bonheur qui n'auroit pas été partagé ne pouvoit en être un pour lui. Il pensoit de même pour Matilde; et rien n'auroit pu l'engager à l'unir à quelqu'un dont elle n'auroit pas [250] possédé le coeur en entier. Il résolut donc, sans lui découvrir un secret qui demandoit de trop longs détails, de la préparer doucement à renoncer à Lindorf: et voici ce qu'il lui répondit.

Lettre du comte de Walstein à sa soeur
Ronebourg.

"Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie; votre frère, votre ami, vous est rendu, et vous savez bien que les sentimens qui l'attachent à vous sont inaltérables; ils tiennent [sic: donnent?] à son existence. L'amour fraternel, le plus doux et le plus durable des amours, n'est point sujet à des révolutions: tout, entre nous deux, doit l'entretenir, l'augmenter; et jamais rien ne pourra l'affoiblir. Ces bons amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première place dans notre coeur. Je n'aurois pas cru, ma chère Matilde, qu'il fût [251] possible d'ajouter à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m'intéresser davantage; et cependant votre lettre, vos chagrins, ont produit cet effet. Ce n'est plus un enfant que j'aime, parce qu'elle m'appartenoit et qu'elle étoit aimable; c'est une amie, une tendre amie dont je partage tous les sentimens, à qui je sais gré de sa confiance, à qui je veux à mon tour donner toute la mienne, et lui demander des conseils et des consolations dont j'ai le même besoin qu'elle. O ma chère Matilde, votre frère n'est pas plus heureux que vous; mais, je ne sais si je me trompe, je crois qu'en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une espèce de bonheur, fondé sur l'approbation de nous-mêmes, et sur le sentiment si doux d'avoir contribué à celui de nos amis . . . Vous ne m'entendez [252] pas encore: eh bien, je vais m'expliquer autant que les bornes d'une lettre pourront le permettre; je réserverai tous les détails (et j'en aurai beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui sera peu retardé.

Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la vôtre que vous ne le pensez. J'aime ainsi que vous, et avec d'autant plus de violence, que je suis d'un sexe qui n'a pas comme le vôtre, l'habitude de régler les mouvemens d'une passion impétueuse. La mienne ne connoît presque plus de bornes, et cependant . . . jugez vous-même si je dois y renoncer. Je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'objet de cette passion est à moi pour toujours; mais ce mot, pourroit-il faire mon bonheur quand il la rendroit malheureuse? Son coeur est donné; elle aime ailleurs; celui qu'elle aime le mérite et l'adore à son tour. Il dépend de [253] moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir pour toujours. O ma chère Matilde, combien la raison et la vertu sont foibles quand le coeur parle et commande! Imaginez que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu'il prendra. Je vous l'ai dit, ma chère amie, j'ai besoin d'être soutenu par votre amitié, par votre fermeté , et peut-être par votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place? Et, pour mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, supposez vous y êtes vous-même; que c'est Lindorf qui aime, qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis enlever ou céder l'objet de ma passion et de la sienne. Ah! j'entends déjà l'arrêt que vous allez prononcer. Je vois ma chère, ma sensible Matilde, me donner l'exemple du courage et de la générosité; m'assurer qu'elle ne veut point d'un bonheur dont elle jouiroit seule, et qui coûteroit des [254] larmes et des regrets à celui qu'elle aime. Des regrets!! Aimable petite soeur, l'heureux mortel qui te possédera doit être au comble de ses voeux, te donner un coeur tout à toi, et n'avoir rien à regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère Matilde qu'à celui qui saura l'apprécier, et l'aimer uniquement.

Il me paroît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette condition, indispensable pour vous obtenir; mais il y en a une autre qui ne l'est pas moins, c'est de savoir vous plaire. J'irai dans bien peu de temps voir par moi-même si votre coeur, prévenu, ne le juge pas avec trop de rigueur; cependant vous convenez qu'il est beau, qu'il est aimable et qu'il vous adore: voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez encore le plaisir que vous feriez à votre tante . . . Mais ne vous effrayez pas; je veux savoir s'il vous mérite, et s'il est vrai que votre coeur se [255] refuse absolument. Dans ce cas là, vous serez libre, je vous le promets; aucune puissance sur la terre n'aura le droit de vous contraindre pendant que j'existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l'amour vous prépare des peines, l'amitié saura les adoucir, et j'attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à plaindre, puisqu'il me reste une soeur, une amie. Lindorf est en Angleterre; n'attendez point de lettre de lui. Il reviendra bientôt ici, je l'espère. D'abord après son retour, je partirai pouir Dresde; j'acheverai de vous ouvrir mon coeur; je lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de Zastrow, je vous ferai une autre propostion qui vous plaira peut-être mieux; c'est de venir vivre avec un frère qui vous chérit, jusqu'à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui vous est attaché au [256] delà de toute expression. Adieu, ma bonne et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu de tout. Adieu, je suis pour vous le plus tendre des frères."

EDOUARD DE WALSTEIN

A cette lettre il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disoit que des raisons l'obligeant à renoncer à ses projets d'union entre sa soeur et M. de Lindorf, il verroit avec plaisir qu'elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow; mais qu'il la conjuroit de ne rien précipiter, de n'user d'aucune violence. Il annonçoit un prochain voyage à Dresde, et supplioit sa tante de ne faire aucune démarche jusqu'alors pour disposer de sa soeur, etc., etc.


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Page Last Updated 9 January 2003