Caroline de Lichtfield


[Un tableau touchant, étrange, et inattendu, Volume III, pp. 90 - 97)

[90] Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à Caroline, à qui ses douces illusions faisoient tant de plaisir, qu'il ne pouvoit se résoudre à lui ôter à l'avance, ils ne s'apercevoient, ni l'un ni l'autre, que l'impatience d'arriver les faisoit voyager avec une rapidité dont la jeune comtesse se ressentit [91] enfin. Ses forces n'égaloient ni son courage, ni le sentiment qu'il l'animoit; le soir de la seconde journée; elle pria le comte de s'arrêter, pour cette nuit là, dans un petit village où ils étoient près d'arriver. Il y consentit; mais se défiant de la manière dont ils y seroient, il envoya un de ses gens en avant pour s'assurer au moins d'un logement.

Il ne tarda pas à revenir, et ramenoit avec lui l'hôte d'une mauvaise petite auberge qui se trouvoit dans le lieu. Jugeant à l'équipage que c'étoit un grand seigneur, il craignoit de perdre cette aubaine, et venoit lui-même pour le décider à s'arrêter chez lui. Il n'avoit cependant que deux chambres, à deux lits chacune, et toutes les deux étoient retenues par un jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure que le mari avoit au bras, et qui s'étoit rouverte par le mouvement de la voiture, les retiendroit là, peut-être encore quelques jours, et pour s'assurer [92] les deux chambres, ils les avoient payées d'avance; masi cela n'embarrassoit point l'hôte, qui étoit un gros paysan à mine joviale. -- Pardieu, disoit-il, ils pourront bien vous céder une de leures chambres; qu'ont-ils besoin d'en avoir deux? Ils s'aiment tant! Ils sont beaux comme des anges; ils ne se quittent pas un instant de tout le jour: eh bien, ils ne se quitteront pas de la nuit; et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu'ils n'en seront pas fâchés.

Tout en parlant ils arrivèrent devant l'auberge. Le comte, toujours honnête, crut qu'il devoit aller lui-même prier ces étrangers de les recevoir pour cette nuit là, et de donner au moins un des lits d'une des chambres à la comtesse; en attendant, l'hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte monte un mausvais escalier obscur. Il vouloit se faire annoncer; mais l'hôte, peu au fait des règles de la politesse, l'introduit dans une espèce d'entrée, au [93] fond de laquelle étoit une porte ouverte, et lui dit: Vous les trouverez là; et le quitte.

Il falloit donc s'annoncer soi-même. Il s'avance, et voit à l'autre bout d'une longue chambre une femme mise très-élégamment, occupée à nouer autour de cou d'un homme placé dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devoit lui servir d'écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une main très-blanche et très-jolie, se trouvant près de la bouche de jeune homme, il la baisoit avec passion.

Ce tableau étoit fait pour intéresser le comte; il n'osoit les déranger, et contemploit en silence ce couple qui liu retraçoit son propre bonheur. Craignant enfin d'être indiscret, il voulut se retirer doucement: mais la jeune dame ayant fini, se tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri perçant, et s'élance dans le bras du comte, immobile d'étonnement, en disant: Eh! grand Dieu, c'est mon frère, mon cher [94] frère! A ce cri, Lindorf, car c'étoit lui-même, oublie sa blessure, se lève avec précipitation. -- O mon Dieu, Walstein! seroit-il vrai? . . . Oui, c'est lui-même; et du bras qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des sauts de joie. -- Oui, c'étoient Matilde et Lindorf. Le comte n'en peut plus douter; c'est sa soeur, c'est son ami qu'il presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseroient à le croire, son coeur ému le lui diroit. Sans pouvoir comprendre quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant quelque minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, ma soeur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des exclamations, furent tout ce qu'on put articuler; le comte y mêloit le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il enfin; chère Matilde, nous allions vous chercher . . . Elle est ici. -- Ma soeur est ici, s'écrie Matilde . . . et, plus légère [95] qu'une biche, elle est déjà au bas de l'escalier, et bientôt dans les bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui en avoit fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, et au nom de chère soeur qu'elle répète en l'embrassant. Le comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline augmente; mais cette surprise jointe au plaisir le plus pur, fut tout ce qu'elle éprouva. Lindorf n'est plus que son frère et son ami; elle ne balance pas à l'embrasser avec cette tendresse franche et naturelle, qui caractérise si bien la véritable et simple amitié.

Je puis donc vous appeller mon frère, lui dit-elle, et vous assurer de mon amitié? Oh! combien j'aimerai l'ami de mon cher Walstein, et l'époux de ma chère Matilde!

Cette manière ingénieuse de rappeler d'un seul mot à Lindorf les relations qui devoient les unir désormais, eut son effet. En apprenant qu'il alloit revoir [96] Caroline, il s'étoit senti si ému, si peu sûr de lui-même, qu'il avoit tremblé de cette entrevue; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu'elle sut mettre au peu de mots qu'elle prononça, la présence du comte, celle de Matilde . . . Lindorf est surpris lui-même de ne plus voir dans cette Caroline qu'il avoit si fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-soeur de Matilde, une amie respectable qui ne lui inspiroit plus que des sentimens doux et tranquilles, qu'il osoit avouer. -- Oui, lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre frère, votre ami, l'ami de Walstein; je sens que je suis digne de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et saisissant la main de Matilde: Cher comte, vous me faisiez revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où j'aspire; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.

On comprend la réponse du comte; [97] elle fut accompagnée du plus vif désir d'apprendre quel étrange événement les avoir réunis; s'ils étoieint mariés ou non; ce que c'étoit que cette blessure de Lindorf; où ils alloient; d'où ils venoient; enfin l'explication d'une énigme qui lui paroissoit impénétrable.


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Page Last Updated 9 January 2003