Caroline de Lichtfield


[Une histoire de la tromperie et de la pression, Volume III, pp. 101 - 116]

[101] Avant qu'elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions sur ce qu'on avoit supposé contre lui. Sa tante avoit intercepté et soustrait la lettre où il promettoit à sa soeur de venir bientôt à Dresde, et de la laisser libre. Elle arrangea à sa manière celle qu'il lui écrivoit à elle, et la lut à Matilde; [102] le désir qu'elle épousât Zastrow fut changé en ordre positif; le voyage de Lindorf en Angleterre devint une inclination, et un projet de mariage avec une angloise; la lettre du comte, datée de Ronebourg, le fut de Pétersbourg; et l'innocente Matilde, voyant l'écriture de son frère, fut la dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte alloit sans doute les découvrir, mais on espéroit engager Matilde à se marier auparavant; et puisque le comte le désiroit, il pardonneroit aisément.

Il est certain qu'avec un caractère moins décidé que celui de Matilde, sa tante seroit parvenue à son but; mais elle trouva une fermeté, une résistance que rien ne put ébranler. Elle paroissoit inconcevable au jeune de Zastrow, qui n'avoit pas imaginé jusqu'alors qu'une femme pût résister au bon ton, aux grâces, à l'élégance qu'il avoit acquis dans ces voyages. Un an de séjour à Paris, des liaisons de jeu [103] avec quelques roués à la mode, des succès payés au poids de l'or avec des actrices, l'avoient si pleinement convaincu de son mérite irrésistible, qu'il croyoit n'avoir qu'à paroître pour tout subjuguer sans se donner la moindre peine.

Il laissoit à sa tante le soin de faire sa cour, et pensoit que Matilde lui en devoit le reste, quand il lui avoit juré, sur sa parole d'honneur, qu'elle étoit jolie comme un ange; que sa forme étoit délicieuse; que sa physionomie avoit quelque chose de françois; qu'elle étoit presque aussi bien que mademoiselle D. de l'Opéra; qu'elle chantoit comme mademoiselle R.; que dès qu'elle seroit sa femme, il la meneroit à Paris, où certainement elle feroit sensation. Et cela se disoit en se regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s'interrompant pour monter une breloque nouvelle, une mode du jour.

Voilà, disoit Matilde, quel est l'être dont ma tante est enthousiasmée, auquel [104] elle vouloit unir mon sort, et dont elle ne cessoit de me vanter la figure, l'esprit et la passion. Pour moi, j'avoue que je n'ai su voir qu'un homme bien blon, bien blanc, bien fat, bien vain, bien suffisant, bien égoïste, n'aimant que lui seul au monde, et ne me faisant l'honneur de penser à moi que parce que j'étois la soeur de favori du roi, et l'héritière de madame de Zastrow.

Je ne cachois point me façon de penser à ma tante, ni sur son neveu, ni sur Lindorf. Elle savoit combien ja haïssois l'un, et combien j'aimois l'autre, et ne cessoit de chercher à détruire ces deux sentimens. Vous voyez vien, me disoit-elle, que votre frère a changé d'avis. -- Oui, ma tante, mais son avis ne change pas mon coeur. -- Votre Lindorf ne vous aime plus. -- Est-ce que je dois me punir de son infidélité? -- Vous ne le reverrez jamais. -- A-t-on besoin de voir pour aimer et pour tenir ce qu'on a promis? -- Mais [105] sa légèreté vous dégage. -- Point du tout: c'est lui que sa légèreté dégage; mais si je ne suis pas légère, est-ce ma faute, à moi? Dépend-il de lui, de vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne l'aime plus, et que j'en aime un autre?

Ces conversations finissoient ordinairement assez mal; j'étois tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée; et, malgré tout mon courage, j'étois au désespoir. Enfin, je pris le parti d'écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyois au fond de la Russie: on auroit pu me marier dix fois avant votre réponse; j'étois d'ailleurs un peu piquée de votre abandon, de votre silence, et j'écrivis à Lindorf. -- A Lindorf! en Angleterre? et saviez-vous son adresse? -- Je ne savois pas même s'il étoit bien vrai qu'il y fût: quelquefois je me donnois le plaisir de croire qu'on ne m'avoit dit que des mensonges; cependant tout sembloit les confirmer.

[106] J'écrivis donc: ce fut un moment de bonheur et de consolation; et quoique ma lettre restât dans mon porte-feuille dès qu'elle fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai que j'avois un léger espoir de découvrir au moins si Lindorf étoit en Angleterre, et peut- être même de la lui faire parvenir. Voici sur quoi je le fondois.

A mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille aimable, mais plus âgée que moi, m'avoit prévenue par mille politesses; les liaisons de sa famille avec ma tante me mettoient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis long-temps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et un frère cadet, elle jouissoit d'une liberté qui rendoit sa maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. Elle étoit continuellement chez moi, ou m'attiroit chez elle. Flattée de l'amitié que me témoignoit une grande demoiselle de [107] vingt- cinq ans, je répondis à ses avances, et nous finîmes par nous lier autant que la différence de nos âges pouvoit le permettre. Quoiqu'elle fît tout au monde pour me la faire oublier cette différence, et que je désirasse avec passion d'avoir une confidente, je n'avois point encore osé lui avouer le secret de mon coeur. Un air un peu décidé, suite de son éducation; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisoit une cour assidue; l'amitié qu'elle témoignoit à M. de Zastrow: tout me faisoit craindre de trouver en elle un censeur de plus. Il me sembloit que je me serois plus volontiers confiée à son frère, dont l'âge étoit plus rapproché du mien, et que son caractère doux et sensible devoit rendre plus indulgent; mais il étoit lié aussi avec M. de Zastrow. D'ailleurs, il paroissoit éviter les occasions d'être avec moi, plutôt que de les rechercher; et, peu de temps après, il [108] annonça qu'il alloit voyager pour queles années.

Oh! quand j'appris qu'il commençoit par l'Angleterre, comme mon coeur palpita, comme j'aurois voulu lui confier alors mon secret, le prier de s'informer de Lindforf, le charger de ma lettre! J'en cherchai le moment; mais trop occupé des préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d'entamer avec lui cette conversation. Souvent je m'approchois de lui; je lui parlois de son départ prochain, de l'Angleterre; mais si je voulois essayer d'ajouter un mot sur l'objet qui m'intéressoit uniquement je me troublois, je ne savois plus comment m'exprimer, et je finissois par me taire, en rougissant comme si j'avois parlé, ou qu'on eût pu deviner ma pensée.

Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, voyoit [109] mon embarras, et l'augmentoit par ses plaisanteries. Enfin, son frère étoit parti, que je cherchois encore comment je pourrois m'y prendre pour lui parler de Lindorf, et lui donner ma lettre. Je fus désolée d'avoir manqué cette occasion de la lui faire parvenir.

Il me restoit une ressource; mon amie pouvoit l'envoyer à son frère; mais il falloit pour cela lui faire un aveu complet, l'intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui parlois à tout moment de l'Angleterre, de son frère, des lettres intéressantes qu'elle en recevoit, du bonheur d'avoir une correspondance avec quelqu'un qu'on aime; mais je n'avois pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.

Un matin elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes genoux: Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu'il est si doux de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là; aussi bien elle auroit dû vous être adressée. Mon frère m'écrit, il est vrai; mais c'est uniquement [110] pour me parler de vous. -- De moi? -- Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la cause de son absence; vous me privez de mon frère: lisez, et rappelez-le bien vite.

Je n'y comprenois rien encore; j'ouvris presque machinealement, et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confioit à sa soeur des sentimens que j'étois bien loin de pouvoir partager, et qui m'affligèrent; je ne voulois pas lire plus loin que la première page.

Bon Dieu! de quel plaisir j'allois me priver! Mon amie m'oblige à continuer; je tourne ce papier avec un mouvement de dépit et de chagrin: à peine ai-je parcouru des yeux cette seconde page, que j'entrevois au bas un nom . . . Oh! comme mon chagrin s'évanouit pour faire place au plaisir le plus pur! C'est ce nom si cher à mon coeur, si présent à ma pensée; oui, c'est le nom de mon bon ami Lindorf, que je vois en toutes lettres: M. le baron de Lindorf, capitaine aux [111] gardes. Ah! je ne me trompe point: c'est lui, c'est bien lui-même. J'ai déjà lu l'article en entier; j'ai fait un cri de joie; j'ai pressé la lettre contre mon coeur, contre mes lèvres; j'ai pleuré et ri tout à la fois, comme si j'eusse été seule; et voyant tout à coup devant moi la mine étonné de mademoiselle de Manteul, je me suis jetée dans ses bras, et j'ai caché dans son sein mon trouble et mon émotion. Elle m'en demande la cause; elle me fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère Matilde, qu'avez-vous donc? qu'est-ce qui vous agite à cet excès? Ah! voyez, voyez, lisez vous-même, lui dis-je en lui montrant l'article de la lettre; je vous expliquerai tout: et pendant qu'elle lit, je cache encore mon visage sur son tablier.

"J'ai eu le bonheur, disoit M. de Manteul à sa soeur, de rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes du roi de [112] Prusse, et cette connoissance deviendra, j'espère une liaison intime. Nous avons fait la traversée ensemble; nous avons pris un même logement; nous ne nous quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, comme moi, triste, occupé; il regrette aussi sa patrie; sans en être encore aux confidences, je parierois que son coeur n'est pas plus libre que le mien."

Ah! m'écriai-je alors en relevant la tête et joignant les mains, il n'est pas vrai donc qu'il aime en Angleterre, qu'il s'y marie, qu'il y est depuis six mois? Oh! mon coeur me le disoit bien. -- Mais qui donc? reprit mon amie: connoissez-vous ce baron de Lindorf? -- S je le connois! . . . -- Mais l'aimeriez-vous? -- Ah! si je l'aime! . . . Enfin, de questions en questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence entière de mes sentimens et de ma situation actuelle. Je lui racontai, mon cher frère, vos liaisons [113] avec Lindorf, votre désir de nous unir; mais il faut toujours garder pour soi quelque petite chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé; je lui confiai cependant les doutes qu'on me donnoit sur Lindorf: son silence sembloit les confirmer.

Cependant il étoit possible, et je cherchois à me le persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres en fût la cause. Mon frère n'étoit plus dans ses intérêts; il le savoit sans doute; et cette tristesse, et cet air occupé, et ces regrets sur sa patrie, et cet attachement que Manteul lui soupçconnoit: rien ne m'étoit échappé, et tout ranimoit mes espérances.

Mon amie m'avoit écoutée avec l'intérêt le plus vif et le plus marqué. Quand j'eus finis, elle n'embrassa tendrement. Pauvre petite Matilde! pourqouoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt tout cela? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me la refusiez? [114] -- Je craignois que vous ne prissiez contre moi le parti de Zastrow. -- Moi! oh! comme m'en suis éloignée! Je ne puis assez approuver votre résistance; mais vous finirez peut-être par céder? -- Ah! jamais, jamais de ma vie; je ne puis, je ne veux aimer que Lindorf. -- Dites aussi que vous ne devez aimer que lui; vous devez vous regarder comme absolument engagée, comme déjà mariée. Ce seroit un crime, un parjure, que d'en épouser un autre. -- Ah! je le pense bien ainsi; mais . . . -- Mais, qu'est-ce qu'il fait en Angleterre, ce Lindorf? -- Hélas! je l'ignore, je ne puis le comprendre; depuis plus de six mois je n'ai pas de ses nouvelles. -- Et vous pouvez rester ainsi? Que ne lui écrivez-vous? . . . C'étoit aller à mon but; aussi je répondis vivement: -- Oh! je lui ai écrit. -- Eh bien! -- Ma lettre est dans mon porte-feuille. -- Il est sûr qu'elle y produit un grand effet! -- Enfant que vous [115] êtes! donnez-la moi, cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami l'aura dans huit jours.

Comme je j'embrassai! Cependant les sentimens de son frère me revinrent dans l'esprit. Quelle bonté charmante! sacrifier les intérêts de son frère aux miens! Je craignis d'en abuser, et je dis en hésitant: Mais M. de Manteul voudra-t-il? . . . -- La commission est un peu cruelle, j'en conviens; mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour inutile, c'est lui rendre un service: allons, donnez. -- La lettre étoit sortie; je me la laissai doucement arracher: elle étoit déjà cacheté. -- Lui promettez-vous positivement, me dit mon amie en la prenant, de n'être jamais qu'à lui? de ne pas épouser Zastrow? -- Oh! très-positivement. -- Fort bien; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux époux persécutés: à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut gagner [116] du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow, je lui parlerai; je le flatterai; vous ne prendriez jamais sur vous de le tromper? -- Oh, non, car je ne cesse de lui répéter que j'aimerai toujours Lindorf. -- Et qu'est-ce qu'il vous répond? -- Qu'il ne croit pas à la constance éternelle. -- Il n'y croit pas? Ah! je le comprends bien; mais on saura lui prouver de quoi les femmes sont capables, n'est-ce pas, chère Matilde? -- Je le lui promis de bien bonne foi; et je rentrai chez moi plus décidée que jamais à la résistance la plus ferme.


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Page Last Updated 9 January 2003