Caroline de Lichtfield


[L'intrigue de Mademoiselle de Manteul produit une héroïne fugitive, Volume III, pp. 132 - 144]

[132] Elle éclata de rire. -- Pauvre enfant! et vous avez pensé que je vois proposois d'aller à Berlin, seule, à pied, comme une héroïne fugitive, déguisée en paysanne, sans doute, un grand chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction qui vous trahit? Il n'y manqueroit plus que la diligence, où l'on vous donne une place, pour être dans le grand costume des romans; cela seroit [133] sans doute beaucoup plus intéressant, mais peut-être moins sûr que ce que je vais proposer.

J'ai une ancienne femme de chambre, mariée dans cette ville avec un des maîtres de la poste: elle m'est entièrement dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous conduira lui-même; elle vous accompagnera jusque chez votre frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser Zastrow. C'est comme vous voudrez; mais il n'y a point de milieu: il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.

Je ne balance plus, lui dis-je vivement: oh! que je suis heureuse d'avoir une amie comme vous! Oui, je veux partir, joindre mon frère, me conserver à Lindrof; mais cependant il est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper. -- Plaisant scrupule! Ne vous [134] donne-t-elle pas l'exemple? ne vous trompe-t-elle pas indignement? -- Il est vrai, mais si j'essayois encore de la toucher? -- Cela seroit bien inutile; elle s'attend à vous pleurs, à vos persécutions, à vos évanouissemens même, et, loin d'en être touchée, on en profiteroit peut-être.

Ah! je partirai, m'écriai-je; je ne sens plus ni remords ni scrupules: on en agit trop indignement avec moi, et je n'ai plus que l'inquiétude de sortir sans être aperçue. -- Rien n'est plus aisé; mettez mon manteau, mon voile; on croira que c'est moi, et je saurai bien m'échapper aussi à mon tour. Vous irez m'attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.

(Mademoiselle de Manteul n'est pas difficultueuse, dit le comte en souriant.)

Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son activité. J'étois incapable de penser à rien. Dans un instant elle rassembla ce que je voulois [135] emporter avec moi, m'aida à me lever, à m'habiller, m'enveloppa dans sa grande pelisse, dans son voile de taffeta, m'ouvrit la porte, et me dit en m'embrassant: Allez, chère Matilde, vous n'avez pas un instant à perdre; songez qu'on peut entrer ici d'un moment à l'autre, et qu'il ne vous resteroit alors aucune ressource. Cette idée me rendit mon courage, et j'étois déjà au bas de l'escalier lorsque je pensai que je devois laisser un billet sur ma table, pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai; mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer; elle crut que j'avois rencontré quelqu'un. J'eus à peine commencé à lui dire ce qui me ramenoit, qu'elle m'interrompit. -- Vous êtes folle, je crois; écrire une lettre! Vous voulez donc laisser à votre tante le temps d'arriver? Lorsque je suis rentrée chez vous, elle m'a dit qu'elle alloit me suivre. Allez; elle ne croira [136] pas aussi facilement que vous, que l'on est prêt à se tuer.

La peur de la voir arriver m'empêcha d'insister, et je sortis de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul logeoit près de notre hôtel; je fus bientôt dans son appartement, et, quelques minutes après, elle m'y joignit. Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me dit-elle en entrant; on croit que vous dormez; j'ai recommandé qu'on vous laissât tranquille. Commençons d'abord par nous rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès qu'on s'apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous chercher ici; là, du moins, vous serez en sûreté, et nous fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous n'avez pas d'argent, je puis encore y suppléer. -- Je la rassurai sur cet article; grâce à vos bontés, mon frère, j'étois toujours en fonds. Dès qu'elle m'eut conduite [137] chez Marianne, qui consentit à tout ce qu'elle voulut, elle m'y laissa. On viendroit sûrement chez elle pour savoir si j'y étois; elle devoit s'y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je fus seule, je pensai douloureusement à l'inquiétude affreuse où seroit ma tante, si je la laissois dans l'ignorance totale de ce que j'étois devenne. J'avois bien assez de torts avec elle sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l'encre, une plume, et j'écrivis à peu près ceci:

"J'apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je pars sans vous demander une permission que vous m'auriez peut-être refusée. Je m'épargne au moins par là le regret de vous désobéir encore: c'est bien assez pour moi d'emporter celui de vous avoir déplu par ma résistance. O ma tante, pourquoi m'avez-vous [138] forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque chose? pourquoi me forcez-vous aujourd'hui à vous quitter, à m'éloigner de vous? Il m'eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma vie! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas sentir qu'une promesse arrachée par la terreur, et démentie par le coeur, n'engage à rien. J'espère qu'il ne pensera plus à se tuer à présent que je ne suis plus là pour l'arrêter; je lui conseille fort de vivre, et surtout d'être heureux sans Matilde."

Je chargeai un des enfans de Marianne de porter ce billet au portier de l'hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma tante le seroit, j'attendis assez patiemment mademoiselle de Manteul, qui m'avoit promis de me revoir, et vint en effet assez tard.

Vous n'avez pas de temps à perdre, [139] me dit-elle; partez à la pointe du jour. Zastrow s'obstine encore à vous chercher dans la ville, chez toutes vos connoissances: il sort de chez moi, et je l'ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que vous n'ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la fantaisie! Je n'osai jamais lui avouer que je venois de le faire; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d'être poursuivre s'empara de moi au point que je ne voulois plus partir. Mon amie employoit toute son éloquence à me rassurer, et n'y parvenoit pas. Elle réussit mieux en me peignant la colère où ma tante étoit sans doute contre moi; l'obligation où je me verrois d'avouer où j'avois été, et qui m'avoit aidée; l'ascendant que ma fuite et mon retour alloient donner à ma tante. Je ne pouvois plus espérer de l'apaiser qu'en obéissant; et si je persistois à rentrer à l'hôtel, elle ne me donnoit [140] pas deux heures avant d'être forcée d'épouser Zastrow. Je ne la laissai pas même achever: je veux partir, je partirai, m'écriai-je. Le sort en est jeté, quoi qu'il puisse arriver; et les ordres furent donnés tout de suite pour avoir une chaise et des chevaux.

Mademoiselle de Manteul craignant que mon courage ne s'évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, toujours goutteux, ne la gênoit point; elle fit dire qu'elle soupoit en ville et fut libre de rester avec moi jusqu'au moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvoit m'encourager dans mon entreprise et dissiper me frayeurs. Fiez-vous à moi, me dit-elle, demain matin je ferai demander Zastrow; je détournerai ses soupçons sur l'Angleterre; je le garderai long-temps; je l'entretiendrai si bien, que lors même qu'il vous sauroit sur le route de Berlin, il sera trop tard pour vous poursuivre. Vous [141] aurez déjà bien de l'avance lorsque je le laisserai sortir de chez moi.

Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n'étoit plus le moment d'écouter ma frayeur; j'en avois trop fait pour ne pas achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. J'embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma reconnoisssance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, elle se livroit à la joie la plus vive de me voir, disoit-elle, échappée à tant de dangers: je montai dans la chaise de poste.

Seule? interrompit le comte. --

Avec cette femme que j'ai encore ici, cette Marianne qui avoit servi mademoiselle de Manteul, et dont le mari me conduisoit. -- Et Lindorf? reprit le comte; vous voilà partie, ou peu s'en faut, et je ne vois point de Lindorf. Jusqu'à présent c'est mademoiselle de Manteul qui vous enlève. -- Aviez-vous donc pensé que c'étoit Lindorf? -- J'apprends avec plaisir que non . . . mais [142] je ne comprends pas. -- Un peu de patience, mon frère, ne me jugez pas une autre fois sur les apparences.

Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne Marianne, escortée par son mari, qui couroit à cheval, ne m'arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassuroit de son mieux. Mademoiselle de Manteul étoit son oracle; elle me répétoit à chaque instant: Il n'y a rien à redouter, car mademoiselle l'a dit. Sur cette assurance je devins plus tranquille; et la première journée s'étant passée avoir rien vu qui pût m'effrayer, je crus n'avoir plus rien à craindre ni plus de précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste pour changer de chevaux, j'avançai étourdiment la tête hors la portière. J'entends une voix que je crois reconnoître, qui crie: C'est elle, c'est bien elle! Arrêtez, postillon, [143] sur votre tête arrêtez; et je vois monsieur de Zastrow à côté de la chaise avec l'air le plus menaçant.

Monsieur de Zastrow! s'écrièrent à la fois le comte et Caroline.

Eh! oui, monsieur de Zastrow; vous croyez à l'enchantement, n'est-ce pas? Vous pensez qu'une méchante fée l'avoit transporté dans les airs, puisqu'il se trouvoit là sans que je l'eusse aperçu sur la route: en vérité, je le crus aussi au premier instant; mais hélas! je compris bientôt que la méchante fée qui me nuisoit étoit ma propre imprudence. Le billet que j'avois écrit à ma tante, les ayant instruits de la route que je prenois, monsieur de Zastrow comprit qu'il perdoit son temps à me chercher à Dresde. J'avois écrit, sans doute, au moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, il lui seroit facile de me rejoindre et de me ramener: il étoit donc parti de suite, c'est-à-dire deux ou trois heures avant moi. Je croyois être poursuivie; [144] et c'st moi qui le poursuivois à bride abattue, et qui l'atteignis malheureusement à cette poste où il attendoit des chevaux. Cette chère demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en apprenant le matin qu'il étoit parti! quelles inquiétudes mortelles! comme elle aura tremblé pour moi! j'espère à présent qu'elle est rassurée?


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Page Last Updated 9 January 2003