Caroline de Lichtfield


[L'histoire partiellement dit par lettres finit, Volume III, pp. 195 - 220]

[195] Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, d'en parcourir les différentes provinces; mais croyant y passer l'hiver, nous avions remis ce voyage au printemps prochain. Manteul, décidé à repartir tout [196] de suite si les lettres de sa soeur le rappeloient à Dresde, ma pria de ne pas le différer, et de voir au moins les endroits les plus intéressans. Depuis ces confidences, j'éprouvois un malaise, une agitation intérieure qui ne me permettoient pas de rester en place. Je pensai qu'un voyage me feroit du bien, et je consentis à ce que mon ami désiroit. Nous partîmes donc; nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différens lieux pouvoient offrir de curieux et d'intéressant.

Ce n'est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des détails sur un pays où la paix et la liberté, entretiennent l'abondance, où les campagnes, cultivées par de riches fermiers ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de donner le jour à de nombreux [197] citoyens. Les villages, ou petites villes principales des provinces sont extrêmement peuplées, et tout le monde a l'air à son aise et heureux. La noblesse angloise passe une partie de l'année dans ses terres, et contribue à l'aisance de ses vassaux. Ces belles demeures sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l'on veut avoir une idée de la belle nature et des agrémens que peut offir le séjour de la campagne, c'est en Angleterre qu'il faut aller. -- Vous augmentez mon désir de connoître ce pays, dit le comte; je veux y mener ma chère Caroline: en attendant j'aurai bien des choses à vous demander. -- Je ne serai peut- être pas en état d'y répondre, reprit Lindorf; nous avons voyagé trop rapidement, et nous avions l'esprit et le coeur trop occupés pour remarquer tout ce qui méritoit de l'être. Je ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper tout étranger [198] qui voit l'Angleterre pour la première fois.

L'impatience d'avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger notre tournée, et reprendre le chemin de Londres, où nous espérions en trouver. J'étois certainement plus agité que Manteul; il se livroit aux plus douces espérances, et ne doutoit presque plus de son bonheur. Je n'en doutois pas plus que lui; mais, loin de le partager, je l'enviois. Plus il étoit content, plus mon dépit secret et ma tristesse redoubloient.

Je lui parlois cependant à tous momens de Matilde; je me faisois répéter jusqu'aux moindres circonstances de sa vie; j'étois aussi inépuisable en questions sur elle, que Manteul dans ses réponses: nous n'avions plus d'autre sujet de conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes regrets, je dirai presque mon amour, prenoient de nouvelles forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettre de [199] sa soeur; mais deux jours après notre arrivée, je venois de me lever, et j'allois passer chez lui, lorsque son laquais me remit de sa part un paquet cacheté, dans une enveloppe à mon adresse. Surpris de cet envoi, au moment où nous devions déjeûner ensemble, j'allois entrer chez lui avant même de l'ouvrir, mais on me dit qu'il venoit de sortir, et qu'il ne reviendroit que pour le dîner. Mon étonnement augmenta; j'ouvris le paquet, non sans quelque émotion: elle devint plus forte encore lorsque je vis qu'il renfermoit une lettre ouverte, qui paroissoit en contenir une autre adressée à Manteul, avec le timbre de Dresde. C'étoit sans doute la réponse de sa soeur et une lettre de Matilde; mais pourquoi ne pas me l'apporter lui-même? Malgré mon impatience de lire, je commençai par quelques lignes que Manteul avoit écrites dans l'enveloppe. La voici, dit Lindorf, en prenant des papiers [200] dans son porte-feuille; jugez quelle dut être ma surprise.

"J'ignore si c'est au meilleur des amis, ou bien au plus dissimulé des hommes, que j'envoie les lettres que je viens de recevoir. M'en rapporter absolument à lui sur l'opinion que je dois avoir de lui-même, c'est lui prouver ce que je cherche à croire, malgré toutes les apparences . . . Quoi! Lindorf, vous êtes l'amant de Matilde! Vous êtes son amant aimé, l'époux de son choix, nommé par son frère, accepté par son coeur, celui auquel elle sacrifieroit sans balancer les hommages de l'univers; et c'est d'elle que je l'apprends! O Lindorf, quel pouvoir être le motif de cet inconcevable mystère? Je ne puis vous croire coupable d'une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne le crois pas; mais j'ai droit d'exiger de vous de la confiance et de la sincérité . . . Je m'y [201] perds, et j'avoue que j'ai craint de vous voir dans le premier moment . . . Envoyez-moi votre réponse au café d'Orange. Rien ne doit plus vous empêcher d'être sincère: puisque vous êtes aimé, vous n'avez plus de rival.

Ch. DE M."


Non, mon ami, tout ce que j'éprouvai dans cet instant ne peut se décrire. Quoi! j'étois encore aimé de cette charmante et constante Matilde! Quoi! c'étoit pour moi, pour cet ingrat qui l'offensoit, qu'elle refusoit les hommages de Zastrow, de Manteul, qu'elle refuseroit ceux de l'univers! Cette phrase, soulignée dans le billet de Manteul, étoit sans doute dans la lettre que j'allois lire. Je déployai celle de sa soeur; elle en renfermoit une à mon adresse, dont l'écriture m'étoit bien connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes lèvres; j'allois l'ouvrir, et jouir de tout mon [202] bonheur, quand une réflexion cruelle vint le troubler et m'arrêter. C'étoit aux dépens d'un ami que j'allois être heureux, et cet ami étoit dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir cette idée: vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre tout ce que j'éprouvai, même par les souvenirs qu'elle me retraça. C'étoit la seconde fois que l'amour et l'amitié étoient en opposition dans mon coeur: l'amitié devoit toujours l'emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de m'être justifié auprès de Manteul, avant d'avoir, pour ainsi dire, son aveu.

Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d'aller le chercher. J'allai d'abord au café qu'il m'indiquoit; il n'y étoit pas encore. J'aurois dû l'attendre; mais l'attente dans ce moment là n'étoit pas supportable, et je préférai de le chercher ailleurs. J'aimois mieux lui parler que lui écrire: une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma conduite n'alloit pas à mon impatience; [203] cependant, comme nous pouvions nous croiser pendant que je le chercherois, je pris le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui disois seulement "Qu'il me rendoit justice en me croyant incapable d'une perfide; que j'avois, il est vrai, bien des torts à me reprocher, mais non pas vis-à-vis de lui, et que Matilde seule étoit en droit de se plaindre. Je le priois de m'attendre à ce même café, et je lui promettois toutes les explications qu'il pourroit désirer; je l'assurois que je n'aurois pas un instant de repos qu'il ne m'eût entendu. Je n'ai pas lu, lui disois- je, ni ne lirai un seul mot des lettres que vous m'avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je crois vous prouver par là le prix que j'attache à votre estime et à votre amitié."

Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma recherche. J'allai à l'hôtel de Prusse, au parc, chez nos connoisssances; je le manquai partout, et je revins au café. J'appris [204] avec chagrin qu'il venoit d'en sortir, et qu'il avoit à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le voici.

"J'aurai voulu, mon cher Lindorf, vous attendre et vous revoir, mais cela ne m'est pas possible. Lord Cavendish vient de me proposer de l'accompagner aux courses de Newmarket; il part à l'heure même, et me laisse à peine le temps de vous dire un mot. Vous savez combien je désirois de les voir ces fameuses courses; j'accept donc l'offre de lord Cavendish, avec d'autant plus de plaisir, que j'ai besoin de distraction dans ce moment. Votre billet, et plus encore votre empressement à me chercher, même avant d'avoir lu vos lettres, m'apprennent tout ce que je veux savoir à présent. Lisez-les, mon cher ami, et si vous n'êtes pas demain sur la route de Dresde, vous ne méritez pas votre bonheur. Si quelque chose pouvoit altérer mon estime et mon amitié, ce seroit [205] de vous retrouver à Londres, ou d'apprendre après demain que vous y êtes encore. Adieu, mon cher Lindorf; soyez heureux autant que vous pouvez et devez l'être, avec la plus aimable des femmes. Je vais en chercher une qui lui ressemble, et dont le coeur ne soit pas engagé. Si le séjour et les plaisirs de Newmarket ont l'effet que j'en attends, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Donnez-moi des vôtres, et ces détails que vous m'avez promis, non point à titre d'explication, je n'en ai plus besoin, mais comme une confidence bien intéressante pour votre ami et celui de Matilde. Vous avez des torts avec elle, dites-vous; elle seule a droit de se plaindre. Ah! Lindorf, heureux Lindorf! courez, voyez-la; et ces torts seront les derniers de votre vie.

CH. DE. M."


A peine eus-je finis ce billet, que je [206] volai chez lord Cavendish, espérant les trouver encore: ils étoient partis en poste. J'hésitai si j'essaierois de les rejoindre, mais des motifs si forts, un sentiment si vif m'attiroient ailleurs, que je ne pus y résister. Je relus de billet de Manteul, et je compris que, puisqu'il me fuoyoit, je ne devois pas le forcer à revoir, dans les premiers momens, un rival aimé. Mais étoit-il vrai que j'étois aimé de cette généreuse Matilde? Je ne le savois encore que par Manteul, et je brûlois d'en lire la confirmation. Je rentrai donc chez moi, et je lus enfin des deux lettres que je vais vous montrer. Vous commencerez, comme je le fis moi- même, par celle de mademoiselle de Manteul; quelque vive impatience que j'eusse de lire celle dont la seule adresse faisoit palpiter mon coeur, je tremblois de l'ouvrir. Chaque mot tracé par Matilde étoit un reproche cruel pour ce coeur. Elle ignoroit peut-être mon infidélité; mais en étois-je moins coupable, et l'expression [207]de sa naïve tendresse n'alloit-elle pas ajouter à mes torts, et me rendre odieux à moi-même? Je lus donc d'abord celle-ci; et il la tendit au comte, qui la parcourut.

Mademoiselle Manteul débutoit par demander mille pardons à son frère de lui avoir donné un faux espoir; induite elle-même en erreur, elle avoit cru de bonne foi ce qu'elle désiroit avec passion, qu'il étoit l'objet secret des sentimens de Matilde. "C'est votre lettre même, cette lettre que je vous avois demandée, et dont j'attendois un si bon effet, qui a détruit toutes mes espérances. Non, mon frère, ce n'est pas vous qui êtes aimé. Matilde a disposé depuis long-temps de son coeur; elle refuse les hommages de Zastrow, les vôtres; elle refuseroit ceux de l'univers, et c'est en faveur de votre nouvel ami, de ce baron de Lindorf dont vous me parlez. Elle n'a vu que son nom dans votre lettre, et son émotion a trahi le secret de [208] son coeur. Mais ce n'en est pas un pour vous; vous le savez déjà sans doute; puisque vous êtes aussi lié avec M. de Lindorf, il aura sûrement eu pour vous la même confiance; il vous aura dit que depuis plus de deux ans il est engagé avec la jeune comtesse de Walstein. C'est d'abord le comte, son frère, intime ami de ce Lindorf, qui désira cette union; mais bientôt leurs coeurs furent d'accord sur ce projet; et Matilde assure qu'il n'y a que sa morte ou l'inconstance de Lindorf qui puisse le rompre, et que jamais elle ne sera qu'à lui. Votre amour, mon cher frère, devient donc la chose du monde la plus inutile. Je vous connois assez raisonnable, assez généreux pour être sûr qu'il va se changer en amitié, et que vous trouverez même du plaisir à servir en même temps Matilde et votre ami. Vous le pouvez en lui remettant cette lettre, que la pauvre petite ne savoit comment lui [209] faire parvenir. Ce n'est pas elle qui vous le demande; c'est moi qui l'ai voulu. Je pense que c'est le moyen le plus sûr de vous guérir tout à coup. Dites, répétez bien à M. de Lindorf, que sa jeune amie gémit sous l'oppression de sa tante; qu'elle sera forcée d'épouser ce Zastrow qu'elle abhorre, et qu'elle en mourra certainement. Engagez-le à partir à l'instant même, à venir la consoler, la délivrer, l'enlever même s'il le faut; je ne vois que cela pour la tirer d'affaire. Qu'auroit-il à craindre, puisqu'il est autorisé par le frère? J'aurois sans doute préféré que ce fût vous, Charles; mais son coeur étoit donné autant qu'elle vint à Dresde. N'y pensez donc plus que pour lui rendre un service essentiel à son bonheur, et peut-être à celui de votre soeur."

Cette dernière phrase qui avoit échappé à Lindorf et à Manteul, fit sourire le comte, et le confirma dans l'idée [210] qu'il avoit des motifs qui faisoient agir mademoiselle de Manteul. Il rendit la lettre à son ami, qui lui donna celle de Maitlde. -- Lisez, lui dit-il, et voyez quelle impression dut faire sur mon coeur cette ingénuité si touchante; il étoit impossible que ce coeur sensible et reconnoissant ne se donnât pas entièrement à celle qui, malgré tous mes torts, m'avoit conservé le sien.

Dresde, ce . . .


"Oui, monsieur le baron, c'est bien Matilde qui vous écrit, c'est votre amie Matilde. Elle a tort de vous écrire, sans doute; elle ne devroit pas rompre la première ce beau silence. Oh! oui, je sais que j'ai tort; mais je sais mieux encore que je ne puis m'en empêcher. Il y a des momens dans la vie où le coeur parle beaucoup plus fort que la raison, et l'oblige à se taire; il dit tant, tant de choses, qu'on n'entend plus que lui, et qu'il faut absolument finir par [211] faire tout ce qu'il veut. Il m'assure, par exemple, que je serai moins malheureuse quand j'aurai conté mes peines à mon ami; et je sens déjà qu'il dit vrai. Depuis que j'écris, il me semble que mes chagrins sont presque changés en plaisirs. Hélas! ils reviendront bien vite; ma lettre finira, et mes tourmens recommenceront, et mon frère sera toujours en Russie, et Lindorf toujours en Angleterre, et Zastrow toujours à Desde, et la pauvre Matilde toujours persécutée. Ma tante . . . Elle me demande seulement l'impossible. Ai-je deux coeurs, pour en donner un à ce Zastrow? et quand j'en aurois mille, ne seroient-ils pas tous à celui . . . à celui . . . Tenez, Lindorf, depuis que cette lettre est commencée, depuis même que j'ai pris la résolution de l'écrire, je n'ai cessé de penser comment je pourrois vous dire tout ce que j'ai à vous dire. Pour peu que j'y pense encore, je ne dirai rien [212] du tout, et vous ne me comprendrez point. Je ne veux plus m'occuper de la manière; je vais laisser aller ma plume et mon coeur comme ils voudront. Je veux exiger de la sincerité, il faut bien en donner l'exemple . . . Oui, monsieur le baron . . . Voilà que je pense encore à la manière. Eh bien, oui, mon cher, mon très-cher Lindorf, je vous aime, et je vous aimerai toute ma vie, au moins je le crois; mais, quoi qu'il en soit, jamais je ne prendrai d'autres engagemens, et je mourrai Matilde de Walstein ou Matilde de Lindorf. Que ce projet d'éternelle constance ne vous effraye pas, mon bon ami; il vous regarde point. Je suis loin d'imaginer que vous deviez le former aussi: c'est avec moi seule que j'ai pris cet engagement, et non point avec vous. Les hommes, dit-on, peuvent changer autant qu'il leur plaît, sans être moins estimables à leurs propres yeux, ni moins aimables [213] à ceux des femmes: il faut bien que cela soit, puisque mon frère, le plus sage des hommes, change d'avis aussi, lui, sans qu'on sache pourquoi, et qu'il semble ne plus aimer sa soeur. Lindorf, cher Lindorf, tenez-moi lieu de ce frère qui m'abandonne. Il est trop loin pour que je puissse réclamer son amitié; mais la vôtre, Lindorf, viendra sûrement à mon secours. Conseillez-moi; dites-moi ce que je puis faire pour éviter un lien qui me fait horreur, pour me conserver . . . hélas! à moi-même, si ce n'est plus à Lindorf, si tout ce qu'on me dit est vrai, si un nouvel objet . . . Mais ce n'est pas là ce que je vous demande; je le saurai toujours assez, et cela ne changeroit rien à ma façon de penser, ni sur vous, ni sur M. de Zastrow, ni sur tous les hommes du monde. Jamais il n'y en aura qu'on seul pour moi; je sais cela: qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? Dites-moi [214] seulement que vous serez toujours l'ami de Matilde. Ce mot d'ami dit tout; il m'assure de votre bonne foi, de votre franchise, de vos bons conseils, de votre empressement à me répondre, à me tirer de l'inquiétude cruelle que me donne votre silence, celui de mon frère, votre absence à tous les deux, et ce abandon qui resssemble à la fâcherie, à l'oubli, à la mort, et qui causera, s'il dure plus long-temps, celle de Matilde de Walstein.

J'ignore même comment je dois adresser cette lettre, et vous la faire parvenir. En vérité, je ne sais lequel est le plus méchant, mon frère ou vous; mais vous êtes tous les deux . . . vous êtes . . . tout ce que j'aime au monde: n'est-ce pas comme qui diroit des ingrats?"

Le comte fut attendri en lisant cette lettre; il se reprocha vivement de s'être laissé trop absorber par sa passion pour Caroline, et d'avoir négligé sa soeur. Il [215] n'auroit pas dû s'en tenir à seule lettre; il devoit penser qu'on auroit pu l'intercepter; il devoit y aller lui-même. Enfin il en vint à croire que lui seul avoit eu tort.

Vous pouvez juger, lui disoit Lindorf, de l'impression que me fit cette lettre, par celle qu'elle vous fait à vous-même. Le comte voulut la lui rendre. -- Non, mon ami, gardez-la; et si jamais j'étois assez malheureux pour l'oublier, pour causer encore un instant de chagrin à ma chère Matilde, vous n'aurez qu'à me la montrer, pour me faire tomber à ses pieds. Je ne balançai pas un moment après l'avoir lue, sur ce que je voulois faire. Voler auprès d'elle, la consoler, réparer mes torts, l'arracher à la tyrannie, lui consacrer ma vie entière, étoient actuellement le seul voeu, le seul projet de mon coeur. Je vis clairement qu'on lui en imposoit, puisqu'elle vous croyoit encore en Russie. Sans doute on interceptoit vos lettres; elle étoit entourée de piéges, de [216] gens dévoués à Zastrow. Le danger me parut pressant, et je résolus de partir dès le lendemain. Manteul seul pouvoit me retenir encore; mais je relus son billet, il étoit positif: Si quelque chose pouvoit altérer son estime et son amitié, c'étoit de différer d'un seul jour mon départ. Je résolus cependant de ne point me séparer de lui, de ne point quitter l'Angleterre sans avoir levé jusqu'au moindre doute qui pouvoit lui rester sur ma conduite, et sur le mystère que je lui avois fait de mes engagemens avec Matilde.

J'employai le reste de cette journée à lui écrire, à lui faire le récit de tout ce qui s'étoit passé dans mon coeur depuis l'instant où vous aviez formé cette union, et je ne lui cachai que le nom de Caroline. J'avouai que tout ce qu'il m'avoit dit de Matilde avoit ranimé mes sentimens pour elle, mais que me rendant justice, et sentant combien j'avois peu mérité qu'elle m'eût conservé les siens, j'étois décidé à les cacher, à réparer mes torts avec elle, en [217] la servant dans sa nouvelle inclination. Ma lettre fut longue et détaillée; j'écrivois encore quand un laquais de Manteul, qu'il avoit pris avec lui à Newmarket, entre chez moi, et me remit un nouveau billet de sa part, qu'il m'envoyoit de la première poste. C'étoit une répétition du précédent. Il craignoit qu'il ne me fût pas parvenu, que mon départ ne fût différé, et se servoit des motifs les plus forts pour le hâter. Pour achever de m'ôter toute espèce d'inquiétude sur son compte, il m'assuroit "qu'il regardoit cet événement comme un bonheur. Trop jeune encore pour se marier (il n'a pas vingt ans), il auroit fait une folie que Matilde seule pouvoit excuser. L'idée d'être aimé d'elle lui avoit fait tourner la tête; la certitude du contraire lui rendoit la raison et la liberté. Il alloit en profiter pour s'instruire et s'amuser en voyageant encore quelques années; il espéroit de me revoir une fois l'heureux époux de la plus [218] aimables des femmes. Quels que fussent les motifs qui m'éloignoient d'elle, et les torts que je me reprochois, il étoit sûr que je n'aurois qu'à la voir pour sentir tout mon bonheur. Il me connoissoit trop d'ailleurs pour croire que je balancerois un instant à voler à son secours, ne fût-ce même qu'au titre d'ami, si je n'étois plus libre d'accepter celui qui m'étoit offert. Il finissoit par me dire que son laquais avoit ordre de ne le rejoindre qu'après m'avoir vu monter dans ma chaise de poste."

Je lui remis l'immense lettre que j'avois écrite à son maître, et il repartit pour Newmarket au moment où je m'éloignai de Londres. Ma traversée fut très-heureuse et très-prompte; le vent étoit favorable. Je trouvai Varner à Hambourg, qui attendoit depuis trois semaines qu'un vaisseau pût mettre à la voile. Ils étoient tous retenus dans le port par les vents contraires, et le bon Varner gémissoit de [219] ce retard. Il me remit votre billet; et mon banquier, que je vis le même jour, me donna la lettre qui l'avoit suivi. Tous les deux étoient également pressans; vous exigiez le retour le plus prompt sans en expliquer le motifs; mais avois-je besoin de les savoir? Vous ordonniez; je devois obéir; et si je n'eusse pas été en chemin, je m'y serois mis à l'instant même.

Comment vous avouer cependant qu'un sentiment que je condamnai, mais auquel je ne pus résiter, me fit prendre la route de Dresde plutôt que celle de Belin? Je ne puis l'excuser qu'en croyant que ce fut un pressentiment; mais pour le moment je cherchai à me faire illusion, à me persuader qu'un retard de quelques jours au plus ne pourroit vous faire aucune peine, au lieu que le moindre délai pouvoit influer sur le sort de Matilde. Je voulois la voir, la déterminer à me suirvre, et vous l'amener. J'osai même alors interpréter ces deux lettres si pressantes, [220] cet order si positif de me rendre auprès de vous sans délai. Sans doute Matilde en étoit l'objet; et je répondois à vos intentions, en volant à son secours avant même de vous voir: je ne m'arrêtai donc à Hambourg que le temps nécessaire pour avoir de bons chevaux.


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