Caroline de Lichtfield


[La confidence la plus entière produit les aveux francs et le bonheur complet, Volume III, pp. 220 - 225]

[220] Vous savez le reste, mon cher ami, comme je rencontrai M. de Zastrow, et quelle fut ma surprise en voyant sortir Matilde de cette chaise de poste; mais ce que je n'ai point osé vous dire devant elle, c'est combien sa figure charmante me frappa, m'étonna, m'enchanta, combine elle me parut au-dessus et de ce que Manteul m'avoit dit, et de ce que j'avois imaginé. C'est l'effet que me firent son émotion, son trouble, qui l'embellissoient encore, et les premiers mots qu'elle prononça, avec une expression de tendresse, un sentiment, une âme, qu'il est impossible de rendre. Je la vois encore s'élancer de cette voiture, accourir les bras ouverts; je l'entends me dire: Lindorf, [221] cher Lindorf! c'est votre Matilde qu'on veut vous enlever, et qui ne veut être qu'à vous. Cette âme innocente et pure est au-dessus du soupçon; elle aime, elle est donc sûre d'être aimé. Une année de silence, tout ce qu'on n'a cessé de lui dire, tous mes torts apparens et réels n'ont point ébranlé sa constance. Elle me voit; ils sont tous oubliés: il ne lui reste pas même l'ombre d'un doute. Et quand ses sens l'abandonnèrent; quand elle se laissa tomber dans mes bras, foible, pâle, inanimée, ses yeux charmans fermés à demi, comme elle me parut intéressante! avec quelle ardeur je fis le voeu de lui consacrer ma vie! J'ose vous l'avouer, mon ami, en la portant dans la maison de poste, ce fut sur les lèvres que je le prononçai, et je n'oublierai jamais le sentiment délicieux que j'éprouvai. Mon combat avec Zastrow, ma blessure, notre voyage, les soins touchans qu'elle a pris de moi, son esprit, ses grâces, sa charmante [222] naïveté, tous les instans enfin que j'ai passés auprès d'elle, ont augmenté mon attachement et rendu ineffaçable l'impression qu'elle me fit au premier instant. Je n'ai pu cependant me défendre d'un peu d'émotion en revoyant Caroline; mais elle étoit d'un autre genre que celle qu'elle me faisoit éprouver l'été passé. Un regard de Matilde la dissipa bientôt, et j'ose assurer que ce sera la dernière. Je m'aperçus d'abord avec la joie la plus vive que vous étiez aimé, et dès cet instant je ne vis plus dans Caroline qu'une soeur chérie, et l'épouse de mon ami, de mon frère . . . Cher comte, vous avez lu dans mon coeur, et vous ne tarderez pas, je l'espère, à m'accorder ce titre précieux que je mérite par mes sentimens, et que j'ambitionne comme le comble du bonheur.

Et moi, lui dit le comte en l'embrassant tendrement, je ne croirai le mien complet que lorsque Matilde et Lindorf seront heureux comme moi. Il me [223] tarde d'arriver, et de serrer ces neouds qui ne me laisseront plus rien à désirer.

Il lui raconta ensuite à son tour tout ce qui avoit précédé sa réunion avec Caroline. Lindorf frémit à l'idée du divorce qu'il avoit projeté. -- Grand Dieu! lui dit-it, et vous pouviez penser que j'accepterois un tel sacrifice, que je voudrois être heureux aux dépens de Walstein? -- Il s'agissoit du bonheur de Caroline; devions-nous balancer à l'assurer? La lettre que je vous écrivois, et qu'elle devoit vous remettre à votre arrivée, auroit levé tous vos scrupules. Votre amitié, votre délicatesse auroient cédé aux motifs les plus pressans, les plus décisifs. Non, Lindorf, mes mesures étoient bien prises; et vous n'auriez pu résister. -- Ne me demandez point ce que j'aurois fait, reprit Lindorf; heureusement vous ne m'avez pas mis à cette dangereuse épreuve. J'aime mieux, je l'avoue, être votre frère: vous seul méritiez Caroline; [224] elle seule pouvoit récompenser vos vertus . . . et peut-être Matilde couvient-elle mieux à votre ami Lindorf. -- Elle ignore sans doute, lui dit le comte, que Caroline ait été son rivale? -- Lindorf l'interrompit vivement: Elle n'ignore rien, mon ami. Matilde n'a-t-elle pas à présent le droit de lire dans mon coeur, d'en savoir tous les secrets, d'en connoître tous les replis? Ne lui devois-je pas l'explication de mon refroidissement, de mon silence, de mon voyage en Angleterre? aurois-je pu lui en imposer, la tromper? Non, c'étoit impossible. J'en avois peut-être formé le projet; mais c'étoit avant de la revoir, avant de l'entendre: sa noble franchise, sa candeur, appellent irrésistiblement la confiance et la sincérité.

Dès que nous fûmes seuls dans la chaise de poste, elle me parla de vous, de votre mariage: elle me demanda si je connoissois sa belle-soeur; et l'aveu des sentimens que'lle m'avoit inspirés, et la confidence la plus entière fut ma [225] réponse. Je lui racontai tout ce qui s'étoit passé, et je la vis par degrés s'attacher à Caroline. Loin de ressentir aucune jalousie, aucune aigreur, elle n'eut que le désir de la connoître, et de la prendre pour modèle. -- Combien je l'aimerai cette charmante Caroline! me disoit-elle. Elle fera le bonheur de mon frère; elle m'apprendra à fixer mon cher Lindorf; elle sera mon amie . . . Et depuis qu'elle l'a vue, elle m'a dit avec ce ton de la vérité qui ne peut laisser aucun doute: Ah! Lindorf, combien vous êtes justifié à mes yeux! Je ne vous pardonnerois pas de l'avoir vue avec indifférence. Voilà votre soeur, mon cher comte; jugez si je dois l'adorer.


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Page Last Updated 9 January 2003