Caroline de Lichtfield

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L'ÉDITEUR AU LECTEUR.


[Volume III, pp. 229 - 236]

[229] Et moi, cher lecteur, je ne puis résister à vous ramener quelques momens encore au milieu de cette aimable famille, en vous apprenant comment tous les événemens et les détails que vous venez de lire, sont parvenues à ma connoissance et à celle du public.

Des affaires particulières m'ayant appelée à Berlin, je fus recommandée par M. de Kateh . . . gentilhomme russe, au comte de Walstein, qu'il avoit connu lors de son ambassade en Russie.

Le comte me présenta à son épouse, à sa soeur. Cette charmante famille me combla de politesses, et me rendit le séjour de Berlin si agréable, que j'y passai près de deux années. Je vécus avec eux pendant tout ce temps là dans la société la plus intime, sans y éprouver jamais un seul instant d'ennui. La conversation du comte, toujours variée, [230] toujours instructive, animée par sa douce philosophie, par l'énergie de son âme, la sensibilité si touchante et si vraie de Caroline, et ses talens enchanteurs qu'elle cultivoit avec soin, la gaîté, la vivacité, la complaisance du bon Lindorf, la charmante mutinerie de Matilde, qui faisoit ressortir son esprit et ses grâces sans nuire à la bonté de son coeur: toutes ces différentes manières d'être aimable, formoient les contrastes les plus piquans et les plus variés, sans altérer leur union. Ils ne se quittoient point; à Berlin, ils occupoient, dans le même hôtel, deux corps de logis différens, et d'été ils se réunissoient dans leur terres. J'allai avec eux à Walstein, à Risberg, à Rindaw. Une soirée d'automne, nous étions rassemblés en famille dans le charmant pavillon du jardin. Je demandai l'explication des peintures, le comte me la donna. Caroline, attendrie au souvenir de son amie, ne put retenir ses larmes. Le comte s'approcha [231] d'elle; il ne lui dit rien, mais il la serra dans ses bras, avec l'expression du sentiment le plus tendre. Caroline essuya ses yeux, sourit à son époux, et lui dit un instant après: "Que ne peut-elle voir comme sa Caroline est heureuse!" Dans un autre coin du pavillon, Lindorf et Matilde folâtroient avec le fils aîné du comte, âgé de trois ans, et leur fille, à peu près du même âge. One ne savoit lequel étoit le plus enfant et faisoit le plus de bruit. J'étois au milieu de ces deux groupes; je les considérois avec attention, surprise de voir les caractères de ces époux si parfaitement assortis. Le comte et Caroline se convenoient aussi bien l'un à l'autre, que Lindorf et Matilde. J'en fis la remarque avec eux, et j'ajoutai que la sympathie avoit assurément agi sur leurs âmes, et décidé leurs penchans, au premier instant qu'ils s'étoient vus. Je le disois de bonne foi, ignorant leur histoire, et jugeant d'après leurs sentimens actuels. Caroline sourit encore [232] en regardant le comte, qui s'étoit assis près d'elle, et lui prenant une main qu'elle serra contre son coeur: Vous aurez donc peine à croire, me dit-elle, que je reçus cette main chérie en frémissant, et que mon premier soin fut de m'éloigner de lui pendant plus d'une année? -- Et croiriez-vous, interrompit le comte, que j'ai sollicité avec des instances un divorce, et que je l'ai même obtenu? Si je voulois parler, dit Lindorf, je pourrois peut-être aussi surprendre madame. -- Taisez-vous, mon cher, lui dit Matilde en posant la main sur sa bouche; je veux ignorer toutes vos perfidies. Laissez-moi raconter à madame que je suis la seule ici qui n'ait rien à se reprocher. Toujours tendre et fidèle comme une colombe, je n'ai pas donné l'ombre d'une inquiétude à ce que j'aimois. Je l'ai dit cent fois; il n'y a ici que moi de bien sage, de bien raisonnable . . .

Surprise à l'excès de ce que je venois d'entendre, je priai de mes amis de [233] me développer ce mystère; mais je compris, à leur réponse, que ce récit ne pouvoit se faire devant tous les intéressés. Cependant ma curiosité étoit vivement excitée, et je persécutai chacun d'eux en particulier. Caroline me jura qu'elle se rappeloit à peine le temps où elle n'aimoit pas son mari, et que souvent elle ne pouvoit croire que ce temps eût existé. -- Matilde ne savoit presque rien. Le comte étoit trop occupé; enfin, il me dit de m'adresser à Lindorf, auquel il avoit donné tous les papiers relatifs à cet objet. Il ajouta: Nous nous sommes amusés la première année de notre réunion, lorsque les événemens étoient encore récens, à écrire chacun notre histoire, en disant au plus près de noter conscience ce que nous avions éprouvé dans telle ou telle circonstance. Tous ces papiers ont été remis à Lindorf, qui s'est chargé de les rédiger. Je crois qu'il l'a fait; mais jusqu'à présent il n'a point voulu nous montrer son ouvrage; peut-être aura-t-il [234] plus de confiance pour vous. Je me préparois à en parler à Lindorf, mais il me prévint. Dès le lendemain il entra chez moi, son manuscrit à la main. -- Vous avez paru désirer, me dit-il, de nous connoître à fond; on n'a point de secret pour une amie telle que vous, et je vous apporte l'histoire de notre vie et nos sentimens. Ce manuscrit n'a d'autre mérite que l'exacte vérité, et, pour vous, celui que peut lui donner l'amitié. Je vous le laisse; emportez-le dans votre patrie; il vous rappellera quelquefois vos bons amis de Berlin, et vous vous croirez avec eux en le lisant. On comprend combien je remerciai l'aimable Lindorf du présent qu'il me faisoit, et dont je sentois bien tout le prix. -- Mais, lui dis-je, pourquoi le comte, Caroline, Matilde, ne l'ont-ils point vu? -- Ils l'ont vu et composé autant que moi, me répondit-il; je puis vous montrer que j'ai travaillé exactement d'après ce que chacun d'eux avoit écrit; j'ai seulement [235] supprimé les répétitions, donné une suite à ces différens récits, et c'est ce que j'ai craint de leur laisser voir. Le comte m'auroit grondé d'avoir été trop vrai sur ses vertus; vous savez comme il est modest; Caroline, d'avoir plaisanté sur son père et sur son amie. -- Et Matilde? . . . -- Eh bien! Matilde auroit trouvé peut-être son Lindorf bien léger. J'aime mieux qu'elle oublie un défaut dont elle m'a corrigé. Au surplus, j'abandonne le tout à votre prudence: ce manuscrit est à vous; faites-en ce que vous voudrez. Je lui promis de le garder pour moi seule, tant que je serois à Berlin; et j'étois près de mon départ. Revenue chez moi, je me suis délicieusement occupée à l'arranger à ma manière, et je n'ai pu résister à faire partager au public une partie du plaisir que cet intéressant petit ouvrage m'a fait éprouver. Je ne sais si mon amitié pour cette aimable famille me fait illusion; mais il me semble qu'après avoit lu leur histoire, [236] on les aimera comme moi. La vérité, d'ailleurs, et la simplicité ont toujours le droit d'intéresser. Heureuse, si les vertus et le bonheur du comte de Walstein inspiroient à quelques jeunes gens le désir de l'imiter!

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

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Page Last Updated 7 April 2003