Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 101 - 106]

LETTRE X.



Amélie à Albert


Du château de Simmeren, 8 Juillet.

[p. 101] Madame de Simmeren n'a pas pu remettre plus long-tems le plaisir de me parler d'elle; et hier au soir quand mon fils a été couché, elle a commencé le récit de son histoire, qui a duré une partie de la nuit, et qui m'a singulièrement intéressée, quoique sans doute l'héroïne soit très-loin d'être exempte de blâme. Tu te rappelles bien avoir entendu dire à mon père que Madame de Simmeren avait été mariée à un des plus riches seigneurs de Souabe; mais nous ignorions que ce fût malgré elle, et par le despotisme de mon grand-père, son oncle maternel. "J'ai dû tous mes chagrins à son orgueil, m'a-t-elle dit; [p. 102] et cette ressemblance entre votre sort et le mien, m'a donné de tout tems une forte prédilection pour vous." En l'écoutant, Albert, je pensais à l'effrayante puissance de cette vanité qui a su faire le malheur de Madame de Simmeren et le mien, malgré l'espace de trente années qui sépare nos deux naissances. La comtesse a continué ainsi: "J'aimais avant mon mariage, ma chère Amélie; je cédai par timidité, aux ordres qu'on me donna; mais mon coeur s'embarrassa peu de mes nouveaux sermens, et fidèle aux premiers, il continua d'aimer l'objet qui l'avait charmé. Durant une longue absence de mon époux, je devins mère: dans mon désespoir, je n'envisageais d'autre ressource que d'attenter à ma vie, et j'aurais pris ce parti infailliblement, si Madame de Woldemar n'était venue me sauver de la mort et de la fureur d'un époux outragé. Par ses soins je donnai secrètement le jour à un fils, qu'elle fit élever aux environs de Dresde comme [p. 103] un orphelin; et six ans après, lors de la naissance d'Ernest, elle le fit venir chez elle, et l'adopta pour servir de compagnon et d'émule à son fils: depuis près de dix ans ils voyagent ensemble; et vous avez sans doute entendu parler d'Adolphe de Reinsberg." En effect, Albert, je me souviens de l'avoir vu dans mon enfance, et il me semble même que toi, dont l'âge te permettait de mieux juger, tu estimais son caractère infiniment plus que celui d'Ernest, ce qui, à la vérité, n'est pas un grand éloge. "La profonde reconnaissance que je dois à Madame de Woldemar, a continué la comtesse, et la seule cause qui m'a empêché de vous défendre ouvertement, lors de votre mariage; car, malgré l'espèce de fureur avec laquelle elle vous accusait, je n'ai jamais vu dans votre conduite que de l'imprudence, et cette générosité romanesque que la jeunesse prend si souvent pour de l'heroïsme. -- Ah! je conviens, ai-je repris en soupirant, que l'amour m'a [p. 104] étrangement égarée. -- L'amour, Amélie! de bonne foi, croyez-vous avoir eu une véritable passion pour M. Mansfield? -- Si je le crois, Madame! Eh! quelle serait mon excuse, si je n'avais pas celle-la?" La comtese a souri. "Il y a encore bien de l'exaltation dans cette jolie tête, m'a-t-elle dit; mais ce la doit être ainsi; je ne tenterai point de la détruire: le tems seul le peut; c'est son affaire. Nous verrons si après quelques années, peut-être quelques mois de séjour en Suisse, un nouvel amour ne vous apprendra pas que celui que vous avait inspiré M. Mansfield méritait à peine ce nom; que vous vous êtes méprise, et que vous étiez trop jeune pour aimer. -- Ah, Madame! que dites-vous? Quoi, moi, j'aimerais encore? -- Oui, voilà bien de quoi vous récrier! Aimer encore! quel prodige à votre âge! Ma chère enfant, a-t-elle ajouté d'un ton plus bas, et comme jouissant de la confidence qu'elle me faisait, un coeur de femme ne peut répondre [p. 105] de son indifférence que quand il a épuisé l'amour en le goûtant, comme moi, jusqu'aux approches de la vieillesse. Je vous dirai en grand secret (parce que c'est une vérité qu'il n'est pas bon de répandre) que l'amour ne vit qu'autant qu'il est libre; et qu'il n'en est point qui puisse résister au mariage, et que, si je redevenais jeune l'homme dont je voudrais le plus être aimée est celui que j'épouserais le moins. Quand j'ai perdu mon amant, ma beauté était passée depuis long-tems, et pourtant il m'aimait toujours; peut-être s'il vivait encore, malgré mes rides et mes cheveux gris, lui paraîtrais-je plus belle que vous: si c'est un illusion, rien ne peut plus me l'arracher, et je la nourrirai jusqu'au tombeau." En parlant ainsi, Madame de Simmeren paraissait tranquille et satisfaite, tandis que je me sentais inquiète et agitée. O Albert! s'il était vrai, si le mariage étouffait l'amour, si Mansfield n'avait cessé de m'aimer parce que je ne [p. 106] pouvais cesser d'être à lui! Mon tendre frère, cette idée, qui ne s'était point encore présentée à mon esprit, l'histoire, les réflexions de Madame de Simmeren m'ont livrée, je l'avoue, à la plus cruelle des incertitudes, au doute de la vertu. Cette femme trahit ses devoirs, et fut heureuse; elle sacrifie l'honnêteté à l'amour, et fut constamment aimée: punition du vice, récompense de la sagesse, où donc êtes-vous? Ah! sans doute ce n'est pas sur la terre, et je sens bien que c'est ailleurs qu'il faut vous chercher.


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Page Last Updated 15 January 2004