Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 128 - 133]

LETTRE XVI



Amélie à Albert


Du château de Grandson, 18 Août

[p. 128] Il faut avoir eu un père comme le mien, il faut l'avoir aimé comme je l'ai fait, pour croire que M. Grandson n'est que mon oncle. Jamais enfant n'a été accueilli dans la maison paternelle avec plus de bonté que je ne l'ai été ici; chaque jour ce sont des fêtes nouvelles; le château ne désemplit pas; on vient de Bellinzona, de Lugano et autres villes voisines, pour féliciter mon oncle sur l'arrivée de sa fille, car il ne permet pas qu'on me nomme autrement. J'ai été si long-tems privée de ces égards, de cette considération, de cette bienveillance, que je ne m'en [p. 129] vois pas l'objet sans un vif plaisir et une grande reconnaissance pour celui à qui je dois de pareils biens.

Dans ces momens, Albert, c'est à toi que j'ai pensé, c'est toi que j'ai regretté. En voyant les éloges qu'on me prodigue, sur-tout [sic] l'affection qu'on me témoigne, tu aurais cru revenir à ces jours heureux où j'étais chez mon père.

Je suis étonnée qu'avec le goût que tu me connais pour la solitude, je ne sois pas encore lasse d'être entourée de monde du matin au soir. Parmi les personnes que je vois, celles qui me marquent le plus d'empressement sont deux femmes de Bellinzona, Madame de Nogent et Madame d'Elmont. La première est d'une gaîté si continuelle, qu'elle en paraît affectée; et en trouvant toujours sujet de rire aux choses les plus communes, elle me rend malgré moi sérieuse aux plaisantes. L'autre est plus jeune, plus jolie et beaucoup plus aimable: elle était ici quand je [p. 130] suis arrivée; depuis elle n'a pas quitté le château, et je ne puis m'empêcher d'être touchée de l'extrême préférence qu'elle me montre; mon oncle lui reproche de l'affectation: je ne lui en ai point trouvé encore. Je vois aussi presque tous les jours M. Watelin, dont l'esprit est assez piquant et la conversation intéressante. M. Grandson lui témoigne une amitié qui m'a prévenue en sa faveur; car je me sens disposée à aimer tout ce qui plaît à mon oncle: il y a dans toutes ses manières tant de bonté, de franchise et de loyauté, que dès premier abord il inspire, avec le besoin de le chérir, celui de lui complaire et de s'occuper sans cesse des moyens d'accroître son bonheur.

Ce qu'il aime le plus, à ce qu'il dit, après mon fils et moi, c'est la terrasse de son château; le monde entier qu'il a parcouru, ne lui a jamais offert rien d'aussi bien; c'est la première chose qu'il m'a fait voir en arrivant; il m'y [p. 131] mène tous les jours, et mon admiration le ravit: c'est en effet un des plus beaux points de vue que puisse offrir un pays aussi pittoresque que celui-ci. D'un côté le mont Saint-Gothard, dont les roches sourcilleuses s'élancent dans les nues; plus loin les montagnes des Grisons avec leur cimes blanchissantes; et du côté de l'Italie, une plaine riche, fertile, et que couvre une si innombrable quantité d'arbres fruitiers, qu'elle semblerait un verger sans bornes, si le Tessin qui l'arrose ne guidait l'oeil après mille détours vers le lac Majeur, qu'on aperçoit au fond de l'horizon comme une vaste mer.

Dès le lendemain de mon arrivée, mon oncle a assemblé toutes ses gens dans la grande salle du château et me les a présentés l'un après l'autre, en m'informant de leur nom et de leur emploi; ensuite il s'est adressé à eux, et leur a dit en me montrant: "Mes amis, voilà votre souveraine; c'est elle qui présidera à tout; elle distribuera [p. 132] les récompenses, infligera les punitions, donnera tous les ordres . . . . Ils n'en seront pas fâchés, a-t-il ajouté en se tournant vers moi, je ne suis pas toujours bon, et ils ont eu souvent à souffrir de mes brusqueries; mais quand on a passé sa vie avec des marins, on ne peut pas être doux comme une femme." Un des gens a secoué la tête; mon oncle l'a vue, et lui a dit: "Tu as de la rancune, toi, tu n'as pas oublié encore que j'ai voulu te jeter par la fenêtre. -- Je l'aurais bien moins oublié si je ne m'étais pas échappé d'entre vos mains, car j'aurais les os brisés à présent. -- Eh bien! ne t'ai-je pas assez récompensé de la peur que je t'ai faite? -- Oh! si bien, a repris le domestique, que, dussiez-vous exécuter vos menaces, je ne pourrais me résoudre à quitter votre service."

Mon oncle lui a tendu la main en riant, et puis l'a congédié ainsi que ses camarades, pour qu'ils allassent préparer la fête qui devait avoir lieu [p. 133] le soir. Tout le château a été illuminé; on a dansé jusqu'au jour; la joie animait tous les convives; je la partageais, je me sentais renaître à tous les goûts de la jeunesse; le bruit, le mouvement, la gaîté m'animaient sans m'étourdir; et en retrouvant ces sensations qu'une longue douleur avait éteintes, je me disais: si Albert était là peut-être retrouverais-je aussi bonheur.


Home
Contact Ellen Moody.
Pagemaster: Jim Moody.
Page Last Updated 17 January 2004