Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 140 - 145]

LETTRE XIX



Blanche de Geysa à Amélie


Dresde, 15 Septembre

[p. 140] He bien, pauvre cousin! te voilà donc tout-à-fait perdue pour moi; je ne puis espérer te revoir de long-tems et il ne m'est pas même permis de t'écrire. Notre hautaine et despotique tante ayant donné à mon père, en manière de conseil, l'ordre positif de m'interdire toute communication avec toi, il a obéi, et ce n'est qu'à force de supplications et de caresses que j'ai pu obtenir de lui de te dire en secret un dernier adieu. Aussi, quelle folie à ton âge de t'aller enterrer dans de tristes montagnes! Tu n'y verras que des ours ou des hommes qui ne valent guère mieux; mais ne sait-on pas que tu n'as jamais rien fait comme un autre. Depuis ton départ, je suis triste; ton frère n'est plus aimable; il me prêche, je le [p. 141] raille; il se fâche, je le boude, et nous n'avons personne pour nous raccommoder. Je te vois d'ici prendre ta mine dédaigneuse, et du moment que j'ai nommé ton frère, me juger coupable sans m'entendre; mais que veux-tu, Amélie? les choses sont arrangées tout de travers: quand tu éprouves pour lui l'aveuglement, l'enthousiasme, l'adoration, que peut-il rester à mon amour? ton amitié lui a tout pris. Ne me gronde pas aussi, cousine, laisse ce soin à ton frère; il s'en acquitte si bien, et c'est un rôle si convenable pour un amant! Je ne puis rien faire qui le contente, et je ne comprends pas qu'il puisse toujours aimer quelqu'un qui lui plaît aussi peu: si je plaisante, je manque de tendresse; si je me plains, je suis injuste; si je me résigne, je suis froide; si je me distrais, je suis coquette; et à l'entendre, c'est toujours moi qui ai tort et lui qui a raison. Au reste, si depuis quelques jours je me suis donné un peu de plaisir de le tourmenter [142], c'est que j'ai en réserve de quoi guérir ses légères blessures. Je suis presque assurée du consentement de mon père en faveur d'Albert, et je crois que Madame de Woldemar, à qui ma gaîté n'a pas bonheur de plaire infiniment, et qui d'ailleurs a en vue l'alliance la plus illustre pour Ernest, ne serait pas éloignée d'un arrangement qui nous rendrait libres tous deux. Vois un peu ce que ton frère gagne à se mettre mal avec moi, c'est d'ignorer encore un secret qui, j'ose le croire, ne lui est rien moins qu'indifférent; mais je veux le lui faire acheter, et il ne l'apprendra qu'en me permettrant de paraître aimable à d'autres yeux qu'aux siens. Je veux bien lui plaire plus qu'à personne, mais c'est tout, et exiger davantage, c'est vouloir plus que la nature ne permet aux femmes de donner. Tu souris; mais il n'est pas question de toi ici; on sait bien qu'Amélie est une exception; et dis-moi, qu-as-tu gagné à l'être? En [p. 143] renonçant à cette douce et innocente coquetterie que je défends ici as-tu été plus aimée? as-tu été plus heureuse? Crois-moi, cousine, c'est être ingrate que de ne pas bénir cette mobilité de sensations et cette envie constante de plaire, qui est pour notre sexe le préservatif des grandes passions, c'est-à-dire, des grandes malheurs et des grandes sottises; et lors même que la coquetterie serait un tort, il faudrait encore l'admettere, parce qu'au fond il vaut mieux être heureux que parfait, et que d'ailleurs. Dieu nous a créés pour elle: pour elle! vas-tu t'écrier, en reculant d'effroi à la vue du monstre hideux. Oui, mon Amélie, pour elle, je le répète; sans son secours quel serait notre sort? qui nous apprendrait que nous ne pouvons garder l'empire qu'en ayant l'air de le céder, et que les hommes nous laissent toujours faire lorsque nous les laissons ordonner?

Chère Amélie! si je ne m'afflige pas plus sérieusement de mes démêlés avec [p. 144] ton frère tu me pardonneras, parce que tu sais bien que, dans le fond, je l'aime avec plus de solidité et de tendresse que je n'en ai l'air. Quelquefois, lorsque je pense qu'avec ton caractère je rendrais Albert plus heureux, je suis tentée de te l'envier, quoique bien sûre qu'il fait le malheur de celle qui l'a. N'est-ce pas une véritable preuve d'attachement, Amélie? car, enfin, si le ciel te créa, pour le bonheur des autres, il me créa, moi, pour le mien, et je ne sais si je ne perdrais pas au change. Bien des gens diront qu'oui. J'aurais pensée comme eux, il y a un moment; mais à mesure que je t'écris, je sens que mes dispositions changent; je crois t'entendre me parler en faveur d'Albert; mon coeur s'attendrit à ta voix, et je ne peux plus garder ni ma légèreté, ni ma colère. Je suis convaincue que s'il m'eût été permis de passer ma vie auprès de toi, j'aurais fini par céder au charme irresistible de ton éloquence, qui, sans jamais disserter sur le bien, [p. 145] oblige à le faire en forçant à l'aimer . . . Bonne cousine! c'est Blanche seule que a commencé cette lettre; mais c'est ta douce influence qui en a dicté les dernières lignes, et tu vois comme je vaux mieux en la finissant. Adieu, chère, amie, adieu jusqu'au jour où, déposant mon empire et ma liberté entre les mains d'Albert, je pourrai te nommer ma soeur.


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Page Last Updated 17 January 2004