Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 2 - 7]

LETTRE I [Continuation I].



M. Grandson, à Amélie Mansfield


Bellinzona*, 20 Avril.

Ma nièce,

Après avoir passé la plus grande partie de ma vie à courir les mers, je reviens au sein de ma patrie pour y finir mes jours en paix. Trop âgé pour prendre une femme, je sens néanmoins que je ne supporterai pas l'ennui de vivre seul, et je voudrais avoir près de moi une personne dont la société et l'attachement me consolassent du malheur de vieillir, qui serait pendant ma vie la maîtresse de ma maison, et après ma mort l'héritière de tous mes biens: [p. 3] cette personne, ma nièce, si vous y consentez, ce sera vous. Je sais que vous avez beaucoup d'esprit, plusieurs talens, et, ce qui vaut encore mieux, un bon coeur et le caractère le plus aimable. Pour mon seul intérêt je devrais donc chercher, à vous attirer près de moi; mais un motif plus puissant encore m'y engage, et ce motif, le voici. Je sais que vous êtes très malheureuse, que votre orgueilleuse famille vous ayant accablé des plus cruelles persécutions, à cause de votre mariage avec mon neveu, ne les a point cessées depuis sa mort; je sais encore, non par vos lettres si douces et si résignées, mais par les informations que j'ai prises sur votre compte, que ce Mansfield, que vous épousâtes malgré tous vos parens, loin de reconnaître cette préférence, par une fidélité à toute épreuve, vous abandonna peu de tems après votre mariage; ainsi, ma chère nièce, puisque vous avez dû tous vos chagrins à l'alliance que vous avez formée dans ma famille [p. 4] et à l'ingratitude de mon plus proche parent, je sens qu'il est de mon devoir de vous dédommager, autant que je le puis, de ce que votre générosité pour les miens vous a coûté; c'est donc pour cela surtout que je vous offre de grand coeur ma maison, ma fortune, mon amitié; et le plus beau jour de ma vie sera celui où je vous recevrai chez moi, et où je presserai dans mes bras votre fils que, depuis sa naissance, j'ai regardé comme le mien.

Cependant, ma chère nièce, comme vous n'ignorez pas que mon âge est celui de la prudence, et qu'on n'arrive point à soixante ans sans savoir que, pour bien connaître les choses, il faut les examiner attentivement, vous excuserez le désir que j'ai d'être instruit par vous-même de tous les détails de votre conduite avec mon neveu: confession entière, ma chère nièce; et dites-moi si, après votre mariage, lorsque les premiers feux de l'amour ont été éteints, vous ne vous seriez pas [p. 5] repentie de votre hymen; si vous n'avez pas fait sentir à Mansfield la grandeur de votre sacrifice, et un peu trop pesé sur la distance de votre naissance à la sienne? Si les choses s'étaient passées ainsi, Mansfield serait moins coupable de s'être éloigné de vous; car, dans un lieu comme celui du mariage, où tous les avantages commes tous les inconvéniens doivent être mis en commun, rien n'est plus insupportable qu'une femme qui affecte une sorte de supériorité sur son mari.

Peut-être ma défiance vous offensera-t-elle, et me direz-vous qu'après le mariage que vous avez fait, je suis inexcusable de vous supposer de l'orgueil? mais je connais celui de votre famille; les informations que j'ai prises sur votre compte, à Dresde, ne m'ont pas laissé ignorer jusqu'à quel excès elle le porte; pour ne point y participer, étant du même sang, il faudrait vous croire un ange, et jusquà [p. 6] présent, quoique j'aie parcouru presque toutes les contrées du monde, je n'en ai pas recontré un: peut-être est-ce une faiblesse, mais de tous les défauts, l'orgueil est celui que je pourrais le moins supporter dans la personne avec laquelle je vivrais; et je vous avoue, avec ma franchise ordinaire, que quand j'ai passé ma journée à faire du bien, je trouverais fort mauvais qu'un noble prétendît valoir mieux que moi, seulement parce que ses aïeux auraient été aux croisades.

Je serais fâché, ma nièce, que vous prissiez en mauvaise part ce que je viens de vous dire; je n'ai d'autre désir que de vous rapprocher de moi; si j'y mets pour condition le récit sincère de ce qui vous est arrivé, c'est que Mansfield s'est constamment refusé à toute explication, c'est qu'il est bon que nous nous connaissions tous deux avant de vous réunir, et que dans les affaires de la vie, il faut voir clair à tout ce qu'on fait; excusez donc la [p. 7] précaution, même excessive, d'un vieillard qui, quoique très-prévoyant, n'en est pas moins disposé à vous chérir avec toute la chaleur d'un coeur encore jeune.


*Petite ville de Suisse sur les frontières de l'Italie, à deux lieues du lac Majeur.
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