Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 190 - 196]

LETTRE XXVI



Ernest à Adolphe.


Du château de Grandson, 25 Février

[p. 190] Comme Philippe vous contera sans doute, avec la plus scrupuleuse exactitude, tous les dangers que nous avons courus, je ne crois pas qu'après lui, il me reste rien à vous apprendre sur cet article; mais ce qu'il ne vous peindra pas, et ce que vous ne saurez jamais, [p. 191] puisque vous n'avez pas vu Amélie au moment où elle venait de vous sauver, c'est l'impression que doit laisser une belle femme qu'anime tout ce qu'il y a de divin dans la charité; impression telle que mille siècles ne pourraient l'effacer, ni l'être le plus insensible s'y soustraire . . . . Mais laissons cette image qui ne me quittera plus, venons à l'explication que je vous ai promise, et que vous attendez sans doute avec impatience. Je vais peut-être vous ramener sans nécessité sur des détails dont vous avez conservé le souvenir; mais dans une affaire dont je prévois que les suites seront si importantes pour moi, vous ne pouvez assez savoir, ni moi assez vous dire comment j'ai été entraîné, et j'aime mieux répéter des choses inutiles, que de risquer d'en omettre une essentielle.

Vous pouvez vous rappeler que quand nous commençâmes nos voyages, il y a dix ans, ce ne fut sans peine que je quittai la Saxe sans avoir revu Amélie [p. 192]: je l'avais laissée trop enfant, et moi-même j'étais trop jeune alors pour avoir de l'amour pour elle; mais l'angélique douceur de son caractère s'était gravée avec des traits si touchans dans mon souvenir, que je sentais bien que de l'humeur dont j'étais, il n'y avait que cette femme au monde qui pût me convenir. Je ne me dissimulais pas que la tyrannie dont j'avais usé envers elle dans nos jeux, avait pu l'éloigner de moi; mais à l'époque dont je parle, j'étais encore trop impérieux pour songer à fléchir devant elle: je ne voulais point lui déplaire par mon ton de hauteur, mais je voulais moins encore m'efforcer d'en prendre un plus doux, parce qu'il me semblait que me contraindre, c'était m'avilir. Ces motifs réunis, bien plus que vos conseils et les instances de ma mère, me décidèrent seuls à quitter ma patrie sans avoir été à Lunebourg. Si j'avais cru perdre Amélie par cette conduite, je ne sais ce qu'une pareille crainte aurait pu produire sur [p. 193] mon esprit; mais quoique je me crusse maître de renoncer aux liens qui devaient nous unir, si elle ne me plaisait plus à mon retour, je n'avais jamais supposé qu'elle pût être libre de s'y soustraire. Cet insupportable orgueil, que malgré ses grandes qualités, ma mère ne croyait pas déplacé dans le petit-fils des Comtes de Woldemar, avait jeté de si profondes racines dans mon âme, que les conseils de tous ceux qui m'avaient entouré depuis mon enfance n'avaient jamais pu le modérer. Il n'appartenait qu'à votre seule amitié de pouvoir opérer ce prodige: c'est un de vos bienfaits, Adolphe, et je ne l'oublierai point. Vous n'avez forcé d'admirer en vous l'homme ne tirant son éclat que de lui-même, et plus grand par sa vertu que je ne l'étais par mon rang. Cependant, je l'avouerai, cet orgueil fut plutôt mieux dirigé qu'il ne fut détruit. Il m'en resta cette idée qu'il était ne place supérieure à la vôtre, et que j'y parviendrais [p. 194] en unissant à la naissance illustre que je dois au hasard, les vertus éminentes qui vous distinguent et que je ne devrais qu'à moi-même. Animé de ce noble espoir, je m'efforçai de me vaincre, de vous imiter, afin de faire dire à tous ceux que me connaîtraient, et surtout à vous-même, que personne ne pouvait être comparé à Ernest.

La gloire de vaincre l'éloignement d'Amélie, avant même de l'avoir revue, entrait aussi pour beaucoup dans ce désir de perfection. Sans jamais m'adresser directement à elle, j'étais bien aise qu'elle n'ignorât rien de tout ce qui pouvait me faire valoir. Un sentiment qui tenait à mon enfance, et qui s'était fortifié par les éloges que ma mère prodiguait à celle qui en était l'objet, embellissait cette femme à mes yeux au point qu'aucune autre n'a jamais pu m'inspirer de véritable attachement. Dans les cours les plus brillantes de l'Europe, au milieu des femmes les plus aimables, vous vous [p. 195] êtes étonné plus d'une fois de me voir mettre, au dessus d'elles, cette Amélie que je ne connaissais pas, tant était grand l'empire que sa charmante idée avait pris sur mon imagination. J'étais dans cette disposition, lorsque j'appris que celle que je regardais comme mon épouse, m'avait rejeté avec dédain pour se donner à un homme sans nom et sans moeurs. Vous fûtes témoin de l'état où me jeta cette nouvelle inattendue: le ressentiment de ma mère, plus emporté peut-être, fut bien moins profond que le mien: elle n'était blessée que dans sa fierté; je l'étais dans ma fierté et dans mon coeur: plus j'avais nourri de tendresse pour Amélie, plus son mariage m'offensa. Vous fûtes témoin du serment que je fis de venger un jour mon injure; vous m'opposâtes des raisons: elles étaient bonnes, mais ne changèrent point ma résolution. Voyant enfin que je ne pouvais ni vous faire partager ma colère, ni me soumettre à votre opinion, je gardai le [p. 196] silence: il vous persuada que j'avais renoncé à mon dessein: cela devait être; car, pour la première fois, mon coeur vous était fermé, et vous ne dûtes pas croire que je conservais un projet dont je ne vous parlais plus.


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Page Last Updated 26 January 2004