Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 229 - 234]

LETTRE XXXI



Ernest à Adolphe


30 Mars

[p. 229] Je connaissais trop mes torts et votre austérité, pour ne m'être pas attendu à vos reproches; mais je connais aussi votre coeur, et je suis sûr que votre lettre était à peine partie, que vous vous repentiez de m'avoir dit de ne plus vous écrire. Eh quoi! Adolphe, repousseriez-vous ma confiance, quand nous voyons tous deux que c'est du jour où je vous l'ai ôtée que j'ai commencé à ne plus vouloir bien faire? D'ailleurs, tant que je vous ouvrirai mon coeur, ne craignez point d'avoir à rougir de moi: si je ne suis que faible, je ne craindrai pas de vous demander des forces; mais si j'étais coupable encore, Adolphe, soyez-en sûr, je vous estime assez, et [p. 230] je suis trop fier pour ne pas fuir vos regards.

Vous me louez beaucoup, mon ami, vous que j'ai toujours vu user avec moi d'une sévérité qui allait presqu'à la rudesse, vous voilà tout à coup exaltant mon mérite, au delà de ce qu'il fut, et mes efforts bien plus qu'ils ne m'ont coûté; sans doute vous ne m'élevez si haut que pour me faire mieux sentir la distance du degré où je suis, à celui où vous m'avez vu; mais écoutez, Adolphe, si le triomphe ennoblit en raison des sacrifices, peut-être n'aurai-je jamais été plus digne de votre estime. En effet, quelles passions ai-je vaincues jusqu'à présent? et quels exemples me citez-vous? J'ai pardonné à un ennemi soumis et malheureux, le mal qu'il ne pouvait plus me faire: j'ai résisté à la séduction d'une femme qui ne troublait que mes sens, et dont j'honorais l'époux: sont-ce là des victoires dont on doive s'enorgueiller? Mais en présence de la [p. 231] plus charmante femme que le ciel ait créée, contre laquelle on a nourri un long ressentiment, et dont il serait si doux de punir la haine en obtenant l'amour; quand à chaque instant du jour son approche vous livre à l'émotion la plus vive, qu'elle-même rougit, et semble presque se troubler, résister alors à la passion qui commande et à la vengeance qui anime; croyez-moi, Adolphe, il y a là de quoi expier bien des torts, et peut-être de quoi recouvrer toute l'estime d'un ami tel que vous.

Mon départ est arrêté, Adolphe; et si en résistant aux vives sollicitations de M. Grandson, je n'avais craint d'affliger un homme qui m'a accueilli avec tant d'intérêt et qui me retient avec tant de bonté, malgré ma santé qui se rétablit difficilement au milieu de l'agitation où je vis, dès demain je ne serais plus ici, dès demain je m'éloignerais d'Amélie pour toujours, sans me nommer, sans lui apprendre que l'homme [p. 232] qu'elle a rejeté, l'a connue pour son éternel malheur, et sans emporter seulement l'amitié de celle dont l'amour me fut destiné.

Adolphe, si vous ne devez point connaître Amélie, vous n'apprécierez jamais ni ce que j'ai perdu, ni ce que je quitte. Ah! que ne puis-je du moins vous la peindre! que ne puis-je pénétrer mon style de ce charme qu'elle répand sur tout ce qui l'entoure! que ne puis-je faire palpiter votre coeur ce cette émotion dont nul ne peut se défendre en l'approchant, et à laquelle votre stoïcism même ne résisterait pas, tant il semble qu'enveloppée d'une atmosphère d'amour, on ne puisse vivre auprès d'elle sans le respirer! Ce n'est pas sa beauté qui est son plus puissant attrait. J'ai vu des femmes aussi belles; mais un certain abandon dans le maintien, des grâces si simples et si négligées, l'organe le plus tendre, de grands yeux bleus, remplies de mélancholie, qu'elle élève habituellement vers le ciel, comme pour regarder sa [p. 233] patrie, allumeraient les sens au point de ne pouvoir les maîtriser, si quelque chose de chaste et de décent répandu sur toute sa personne, ne purifiait cette émotion en la reportant vers le coeur: ce n'est point un ange: on est trop troublé auprès d'elle; mais pour n'être qu'une femme, elle semble trop céleste et trop pure.

Cependant avec cette nature, pour ainsi dire, toute d'amour, elle montre un éloignement invincible pour tout ce qui rappelle ce sentiment. En prononce-t-on le nom devant elle, en fait-on un portrait séduisant, elle rougit; un secret effroi l'agite; elle voudrait fuir, ou du moins ne pas entendre; change-t-on de sujet, l'aimable paix revient sur son front, et ses lèvres vermeilles se rouvrent au sourire: l'amitié seule lui plaît, la touche, l'attendrit; elle s'abandonne à ce sentment avec une vivacité qui va jusqu'à l'enthousiasme; aussi son frère lui est-il bien plus cher qu'un amant ne [p. 234] l'est à la plupart des femmes: elle parle d'Albert d'un ton qui étonnerait, si on ne voyait en elle une femme qui ne sachant rien sentir modérément, à dû faire de l'amitié l'idole d'un coeur qui a besoin d'aimer avec excès tout ce qu'il peut aimer avec innocence.


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Page Last Updated 28 January 2004