Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 247 - 253]

LETTRE XXXIV



Albert à Amélie


Dresde, 10 Avril

[p. 247] Non, je n'aurais point exigé cet examen que l'amitié t'a commandé, et dont ta conscience n'avait pas besoin. Non, malgré la disposition favorable qu'a fait naître le jeune étranger, je mets un trop haut prix au coeur d'Amélie, pour craindre qu'il puisse être obtenu si promptement, surtout par un homme qui, d'après ce que tu m'as raconté, est au moins très-bizarre. Il ne t'a pas caché des antipathies qui doivent blesser ta délicatesse et repousser ta sensibilité: c'est ce qui me rassure bien plus encore que son prochain départ. Mais ce qui m'afflige, Amélie, et ce que je dois détruire, c'est une erreur que je ne veux pas même laisser dans ton esprit, dût-elle ne jamais passer [p. 248] jusqu'à ton coeur. Tu me mandes: que si tu avais le malheur d'aimer encore, tu ne pourrais jamais te résoudre à former de nouveaux noeuds; tu ajoutes ensuite: que ce n'est pas dans la sainte union du mariage que l'amour se conserve; et je vois avec une profonde douleur, et presqu'avec effroi, que c'est moins sur ta propre expérience que tu appuies cette désolante opinion, que sur le dangereux et funeste souvenir de Madame de Simmeren.

Ainsi cette femme qui vécut dans le désordre et s'avilit jusqu'à s'y plaire; cette femme qui trahit la foi conjugale, et ne devient mère que pour marquer le front d'un innocent d'un opprobre éternel; cette femme qui vient inquiéter les coeurs chastes et tendres en leur peignant l'amour qu'elle inspira, en leur disant que c'est dans la route du vice qu'elle trouva le bonheur; qui, et jetant ainsi du doute sur les récompenses de la vertu, fait à tout ce qui l'approche autant de mal qu'il lui est [p. 249] possible d'en faire; cette femme serait regardée avec indulgence; des fautes dont les conséquences sont si graves, seraient traitées de tendres erreurs, et le seul souvenir qu'elles laisseraient dans l'âme d'Amélie serait celui-ci: Elle fut constamment aimée. Je sais que cette espèce de reproche va te faire rougir; mais j'aime mieux t'affliger et être sévère jusqu'à l'injustice, que de laisser dans ton esprit la moindre trace d'une opinion vicieuse.

Ma jeune amie, s'il était possible que le bonheur d'être constamment aimée dût s'obtenir au prix d'une faute, il faudrait y renoncer, car l'innocence vaut encore mieux que l'amour. Mais si Dieu avait séparé ainsi les biens que notre coeur lui demande sans cesse, il nous aurait condamnés à de cruels tourmens, et sa bonté n'aurait pas été parfaite: pour qu'elle le fût, il fallait qu'il appartînt à la vertu d'être l'objet qui excite et développe le plus d'amour, et voilà précisément ce qui est. En [p. 250] effet, que désirent et que cherchent tous les amans? l'excès et la durée; or, ces biens ne se rencontrent point dans une union illégitime, autant, à beaucoup près, que dans la sainte union du mariage.

Si, lorsque l'amour veut tous les sacrifices, demande toutes les chaînes, n'en trouve aucune d'assez forte et d'assez étroite, dis-moi, ma soeur, si ceux qui réservent leur liberté sont dominés par cette idée (sans laquelle il n'existe point de passion) qu'on ne peut cesser d'aimer qu'en cessant de vivre.

Fixant ensuite ta pensée sur ce qui peut contribuer à conserver une félicité qui doit finir, dès que l'enchantement qui l'a créée s'évanouit, tu reconnaîtras que le principe que j'attaque renferme l'élément le plus sûr d'une prompte destruction: car y a-t-il un amant qui consent à priver la femme qu'il idolâtre d'estime et de bienveillance, qui la veuille plutôt avilie qu'honorée, et [p. 251] qui ne rougisse pas de sa honte? Mon Amélie, l'homme libre qui n'épouse pas sa maîtresse, n'a jamais brûlé du feu sacré; il n'y a point de culte dans son coeur; le délire n'est que dans ses sens: au moment où ils seront satisfaits, il entendra la voix de l'opinion flétrir celle qu'il croyait adorer. Or, il n'est point d'illusion qui tienne contre le mépris, et point de lien qu'il ne presse de rompre.

Arrête actuellement tes regards sur un mariage qui vient d'enchaîner à jamais la destinée de deux amans: c'est là que rien n'outrage l'amour et que tout le protège; c'est là qu'il n'est pas une seule circonstance qui ne conspire à augmenter sa puissance, à prolonger sa durée à l'embellir de nouveaux charmes. Les suffrages de la société, le contentement des familles, le respect des gens de bien, les éloges que l'on entend sur l'objet aimé, l'engagement qu'on ne craint pas de prendre avec le public par l'aveu répété [p. 252] de son amour, les enfans qui naissent, les intérêts qui se confondent, la confiance, qui est à la fois un hommage et un plaisir; enfin la délicieuse certitude de puiser le bonheur suprême dans le sein de la vertu.

Pardonne, ma jeune amie, si j'ai si vivement insisté: je suis sûr que cela n'était pas nécessaire, mais c'est la première fois que tu as avancé une mauvaise maxime, et tu sais que j'ai encore plus d'aversion pour elles que pour les mauvaises actions. Celles-ci peuvent ne nuire qu'au coupable: souvent elles ont préservé ceux qui en étaient les témoins; tandis que les sophismes du vice égarent le plus grand nombre avec d'autant plus de facilité, que des séducteurs habiles portent tous les efforts de leur esprit sur un côté spécieux de la question; qu'ils cachent celui qui pourrait révolter, et qu'ils sont aidés par la faiblesse, qui ne demande qu'à être persuadée qu'on peut perdre l'innocence sans s'exposer au [p. 253] remords. Pardonne encore, mon Amélie, la longueur et là sévérité de cette lettre, et reconnais, jusque dans les reproches, cette amitié fidèle qui, veillant sans cesse sur ton repos et ton bonheur, voudrait effacer au prix de tout mon sang, le doute que tu as osé élever dans ta derniére lettre.


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Page Last Updated 28 January 2004