Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 11 - 20]

LETTRE IV.



Amélie Mansfield, à M. Grandson.


Dresde, 8 Mai.

[p. 11] Voici, mon oncle, le récit que vous désirez; il est écrit dans toute la sincérité [p. 12] de mon coeur. Après l'avoir lu vous saurez ma vie comme je la sais moi-même; peut-être le trouverez-vous un peu long, mais je me suis trop hâtée de le faire pour avoir eu le tems de l'abréger. Je vous demande votre indulgence pour quelques pages sur ma première enfance, qui a eu trop d'influence sur ma destinée pour devoir les supprimer, et je vous la demande plus encore pour quelques détails de généalogie, qui m'ont paru indispensablement nécessaires à l'intelligence de plusieurs événemens.

HISTOIRE D'AMÉLIE.


Le comte de Woldemar, mon grandpère, enorgueilli de tenir à une famille qui avait donné des souverains à la Saxe et des rois à la Pologne, jura une haine immortelle à ceux de ses descendans qui altéreraient, par une mésalliance, la pureté d'un sang aussi illustre. Après avoir uni son fils [p. 13] unique, le Baron de Woldemar, à la fière et riche héritière des Comtes de Kybourg, et ses deux filles, l'une au Comte de Lunebourg mon père, et l'autre au Baron de Geysa, il craignit que s'il ne pouvait veiller lui-même aux mariages de ses petits-enfans, ils ne formassent des noeuds indignes de leur naissance. Pour prévenir un malheur qu'il regardait comme le plus grand de tous, et n'imaginant pas de plus nobles alliances que celles qui se contracteraient dans le sein même de sa famille, il fit un testament par lequel il instituait son petit-fils Ernest de Woldemar, héritier de son titre et de sa fortune, à condition qu'il épouserait Amélie de Lunebourg, sa petite-fille; en cas de refus de ma part, il me dépouillait de ma portion dans son héritage, et faisait succéder Blanche de Geysa, son autre petite-fille, à mes droits comme à la main d'Ernest: enfin, si ce dernier se refusait à épouser l'une ou l'autre de ses cousines, il [p. 14] transmettait son titre et sa fortune à Albert de Lunebourg, mon frère, en obligeant alors celui-ci de s'unir à Blanche de Geysa.

C'est ainsi qu'il décida de notre sort bien avant l'âge où notre coeur pouvait être consulté; il mourut peu après, satisfait d'avoir assuré la noblesse de son sang, et sans avoir seulement pensé que, dans de pareils projets, les inclinations dussent entrer pour quelque chose.

Jusqu'à ce moment nous avions habité Dresde; car, pour faciliter l'exécution de ses volontés, il avait exigé qu'Albert et moi fussions élevés chez lui avec Blanche et Ernest. Quoique ce dernier n'eût que dix ans et que j'en eusse à peine neuf, nous étions déjà instruits de notre future union, et déjà mon coeur se révoltait contre elle; le caractère violent et emporté d'Ernest le rendait le fléau de tout ce qui l'entourait: insolent avec ses gens, il prétendait exercer le même empire sur ses [p. 15] petits compagnons, et il ne se passait guère de jour que Blanche et moi ne fussions les victimes de sa tyrannie; aussi le détestions-nous toutes deux. Son caractère altier ne fléchissait que devant mon frère, qui, plus âgé de quatre ans, lui en imposait par sa fermeté et sa raison. Un jour cependant (ce fut le dernier que nous passâmes ensemble et celui qui mit le comble à mon aversion), Ernest me tenait par le bras et voulait me faire mettre à genoux pour lui jurer soumission et obéissance; je me débattais pour lui échapper; il menaçait de me frapper si je n'obéissais pas, lorsqu'Albert parut, vola à mon secours et m'arracha des mains de son cousin; celui-ci, furieux, s'élança sur mon frère; Albert, maître de ses sens, et usant de la supériorité que l'âge lui donnait sur son adversaire, lui saisit les mains, le poussa contre la porte et l'allait chasser de l'appartement, lorsque Ernest, dont la colère doublait les [p. 16] forces, parvint, par un mouvement brusque et inattendu, à reprendre sa liberté; et saisissant un gros livre, il le jeta avec tant de violence à la tête de mon frère, qu'à l'instant je vis celui-ci couvert de sang, tomber sans mouvement sur le plancher. Je le crus mort, et dans mon désespoir, je parcourais la chambre encriant: Il est mort, il est mort. Ernest, effrayé, me conjurait de me taire et de l'aider à secourir Albert; mais loin de l'écouter je continuais à crier: Au secours, au secours. Ernest, irrité du bruit que je faisais, et craignant d'être surpris, mit ses deux mains contre mes lèvres avec tant de fureur que je sentis aussitôt ma bouche en sang: oh! le méchant! m'écriai-je, il veut me tuer aussi! Cependant ma tante, dont la chambre n'était pas éloignée de celle où passait cette scène, m'ayant enfin entendue, se hâta d'accourir; elle fut effrayée de l'état où elle nous trouva tous trois. En l'apercevant, Ernest s'éloigna de [p. 17] moi, mais demeura dans la chambre, et regarda fièrement sa mère, comme décidé à braver sa colère; pour moi, je me jetai dans les bras de ma tante, en lui disant: Votre méchant fils a tué mon frère, je ne l'épouserai jamais, je mourrais plutôt que d'être sa femme; ma tante m'embrassa en silence et s'empressa de relever mon frère; on lui donna du secours, et au bout de trois jours il fut guéri. Pour moi, renfermée dans son appartement, je refusais toujours de voir Ernest, contre lequel je montrais une si forte haine, que ma tante, craignant de l'augmenter en nous laissant plus long-tems ensemble, se détermina à envoyer son fils à l'université de Leipsig. Avant son départ, elle voulut exiger qu'il vînt me demander pardon ainsi qu'à mon frère; mais il s'y refusa obstinément, en disant que, comme je lui appartenais, il avait justement puni Albert, qui voulait l'empêcher de disposer de moi, et qu'il expirait plutôt que de s'humilier devant [p. 18] celle dont il devait être le maître. Quand on me rapporta ces paroles, je jurai que jamais il ne serait le mien; et comme ma tante s'efforçait de m'adoucir en me remontrant qu'il ne convenait pas aux femmes d'avoir tant de rancune, je lui répondis, en me jetant dans les bras d'Albert, que jamais je ne pardonnerais le mal qu'on ferait à mon frère. Madame de Woldemar perdant alors tout espoir de réconciliation pour le moment, n'insista plus pour qu'Ernest parût devant moi, et il partit sans que nous nous fussions revus.

Au bout de deux mois d'absence, le Baron de Woldmar, son père, mourut, et ma tante se retira dans la terre de ce nom, située au milieu de la fertile vallée de Plaven, à une très-petite distance de Dresde. Elle aurait beaucoup désiré que mes parens me laissassent avec elle; mais mon père, peu satisfait de l'éducation qu'elle avait donnée à Ernest, refusa constamment de céder à ses prières, et m'emmena avec [p. 19] lui dans sa terre de Lunebourg, où il fut s'établir avec toute sa famille.

Mon père, quoique d'une haute naissance, avait l'esprit trop juste et le caractère trop généreux pour s'enorgueillir d'un avantage qu'il devait au hasard, et pour croire que le mérite fût attaché à la seule noblesse du sang. Sa façon de penser s'accordant à cet égard avec celle de ma mère, l'éducation de mon frère et la mienne s'en ressentirent: on nous apprit sans doute à respecter notre nom, mais la vertu avant lui; c'est à cette excellente école que s'est formé mon frère, le meilleur des frères; c'est-là que s'est dévelopée cette raison qui l'élève au dessus des faiblesses humaines, et cette sensibilité qui l'y fait compatir; c'est-là qu'il a puisé cette austérité de principes et cette indulgence de coeur qui font de lui le guide le plus sûr, l'ami le plus tendre et le bienfaiteur le plus délicat. Ah! mon oncle! quand vous connaîtrez mon Albert, quand vous [p. 20] saurez tout ce qu'il m'a sacrifié, vous verrez s'il est possible que je trace jamais son nom sans l'accompagner d'éloges et de bénédictions.

La terre de Geysa étant contiguë à celle de Lunebourg, nous passions presque tous nos jours avec Blanche. Je ne sais s'il faut attribuer aux conseils de mon frère, à la société d'Albert ou à un heureux naturel, l'esprit précoce de cette charmante amie; mais il est certain qu'elle étonnait d'autant plus par la justesse de son jugement et la vivacité de ses reparties, que ses parens, imbus du mêmes orgueil que la Baronne de Woldemar, et n'ayant aucune des qualités qui le faisait excuser dans celle-ci, ne pouvaient s'attribuer aux yeux de personne les brillantes qualités qu'on admirait dans leur fille.


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Page Last Updated 7 January 2004