Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 61 - 68]

LETTRE IV [Continuation IV]



Amélie Mansfield, à M. Grandson.


Dresde, 8 Mai.

[p. 61] Cependant je n'avais point oublié M. Mansfield, et son souvenir vivait toujours dans mon coeur; mais peut-être aurait-il fini par s'y affaiblir, si l'incertitude où j'étais sur son sort n'eût sans cesse ramené ma pensée sur lui, en présentant à mon imagination toutes les différentes raisons d'un si inconcevable silence. Albert tâchait de me distraire par des études assidues, d'intéressantes promenades, des conversations instructives; enfin, je l'ai dit, malgré l'absence de M. Mansfield, je commençais à être paisible et heureuse, lorsque nous recûmes la nouvelle de l'arrivée du Baron de Geysa à Dresde, et du mouvement que se donnait Madame de Woldemar pour assembler ce conseil de famille dont elle nous avait menacés. Son influence sur [p. 62] l'esprit de tous nos parens était si reconnue, que mon frère craignit qu'elle ne réussît dans ses projets, s'il n'allait s'y opposer lui-même: il partit, et je restai seule.

Il m'avait promis de m'écrire en arrivant à Dresde; quinze jours se passèrent sans nouvelles: je m'en inquiétai peu, parce que je savais combien les communications étaient difficiles dans l'inaccessible retraite où je vivais. Cependant, au bout de trois semaines, je commençais à être alarmée du silence d'Albert, lorsqu'un matin une de mes femmes accourut me dire pendant que j'étais encore au lit, qu'un homme, qui venait d'arriver à cheval, demandait à me voir sur-le- champ. Je crus que c'était un courrier d'Albert: je passai une robe, je descendis: cet homme, c'était M. Mansfield.

En le reconnaissant, la surprise et l'émotion m'arrachèrent un cri, et je tombai toute tremblante sur un fauteuil. Il se jeta à mes pieds, et me dit d'une [p. 63] voix étouffée: "Je viens de Dresde, j'ai suivi toutes les démarches de Madame de Woldemar: le conseil de famille lui a remis une entière autorité sur vous; elle va venir vous enlever d'ici. En arrivant à Dresde, vous trouverez le comte Ernest qu'on attend tous les jours; on vous unira à lui, malgré vous, et je ne survivrai pas à votre perte. Est-ce là ce que vous voulez Amélie? -- Quelles funestes nouvelles m'apportez-vous, lui dis-je, et qu'êtes-vous devenu depuis si long-tems? -- Quand je reçus la cruelle lettre que vous m'écrivîtes de Lunebourg, je m'éloignai d'un lieu où vous m'aviez accablé d'une pareille douleur, sans avoir le courage de vous répondre. Qu'aurais je pu vous exprimer, que des plaintes sur votre manque de foi? J'en avais le droit, peut-être; mais je ne voulais pas en user. Je vins à Dresde; le chagrin me fit tomber malade; je l'ai été long-tems, vous pouvez vous en apercevoir (en effet il [p. 64] était maigri et pâle). Je n'étais pas rétabli encore, lorsque j'entendis parler des desseins de Madame de Woldemar. Quand j'ai su qu'ils étaient au moment de s'effectuer, j'ai surmonté ma faiblesse, et je suis venu jour et nuit pour vous instruire ce de qui se passe. -- Que dois-je faire, interrompis-je avec inquiétude? -- Amélie, reprit-il, dans trois jours il ne sera peut-être plus tems de réfléchir; votre tante sera ici et vous emmenera à Woldemar, sans que votre frère puisse vous défendre.

Bientôt Ernest viendra vous y joindre; toute votre famille vous entourera, vous pressera; on obtiendra peut-être des ordres supérieurs auxquels vous ne pourrez résister; et forcée à subir le joug . . . . Non, non, m'écriai-je, je ne me laisserai pas réduire à cette extrémité; il n'est rien que je ne fasse pour l'éviter. Il est un moyen repliqua-t-il vivement un moyen sûr de vous soustraire à une autorité tyrannique, et en même tems de remplir vos sermens et d'assurer [p. 65] le bonheur de ma vie. O mon Amélie! consentez à m'accompagner aujourd'hui à Prague; venez engager votre foi à celui qui vous a consacré toute son existence. -- Que me proposez-vous M. Mansfield? quitter cette maison, m'unir à vous sans l'aveu de mon frère! -- Votre frère, Amélie, n'a d'autres droits sur vous, que ceux que vous consentez à lui donner; d'ailleurs, si vous lui êtes vraiment chère, n'applaudira-t-il pas à un parti qui vous préserve du plus grand des malheurs? J'ai promis à Albert de ne prendre aucun engagement avant d'avoir revu mon cousin. -- Et pourquoi l'avez-vous promis, Amélie? Serait-il donc possible que vous voulussiez me sacrifier à lui? Attendez-vous, pour me rejeter, de savoir si le comte Ernest vous paraître moins odieux qu'autrefois? Se pourrait-il, grand Dieu! qu'une pareille pensée fût entrée dans un coeur aussi pur? Ce n'est donc pas l'amour qui décidera de votre [p. 66] choix? O Amélie! pourquoi m'avez vous abusé? Qu'est devenu la tendresse, l'honneur, la générosité? Mais, M. Mansfield, repliquai-je, émue par ses reproche, que dira le monde d'une démarche aussi téméraire, d'un hymen conclu à mon âge, malgré ma famille? . . . . . . Ma famille me maudira . . . . . . -- Le monde, interrompit-il vivement, ne verra point sans admiration une jeune fille qui fut un modèle de piété filiale, braver la tyrannie de parens éloignés et injustes; il applaudira avec transport à la grandeur d'âme qui vous fera sacrifier le nom illustre d'un homme que vous n'estimez pas, pour prendre celui d'un homme dans lequel vous avez reconnu quelques vertus; et quand à votre famille, s'il était possible que, par un méprisable orgueil, elle désavouât le sang qui vous unit, parce que vous auriez plus écouté le mouvement de votre coeur que les préjugés du rang, alors l'heureux Mansfield deviendra l'univers de la tendre [p. 67] Amélie; alors, plus riches de notre bonheur et de notre amour, que vos parens de leurs dignités et de leur fortune, nous fuirons leurs persécutions en Suisse; nous nous réfugierons auprès de mon oncle Grandson: il adoptera pour sa fille, l'épouse d'un neveu qu'il a toujours aimé comme son fils; et sous les auspices de cet excellent homme, nous nous aimerons en paix, n'envisageant d'autre terme à notre félicité, que celui de notre amour, et à notre amour, que celui de notre vie."

Que vous dirai-je, mon oncle? cette arrivée de Madame de Woldemar que votre neveu affirmait, quoiqu'il fût bien éloigné d'en avoir la certitude; cet horrible mariage qu'il me montrait comme inévitable, la terreur dont il me remplissait, la force avec laquelle il me rappelait une promesse qui nous liait l'un à l'autre, son serment de me pas survivre à un refus, la passion qui l'animait, l'espoir qu'il avait et que je partageais du pardon de mon frère; [p. 68] enfin mon propre penchant qui me parlait en sa faveur, tout se réunit pour précipiter ma résolution; et à dix-sept ans, sans expérience, sans conseil sans protecteur, sans prendre un seul jour pour réfléchir, au milieu du trouble, de l'effroi et de la séduction, je décidai en un moment du sort de ma vie entière.

Le jour même, je partis pour Prague; le lendemain au soir nous étions unis. Je l'écrivis aussitôt à mon frère, en lui développant les motifs qui m'avaient poussée à cette démarche: il demeura long-tems à me répondre, et son silence commençait à me livrer au désespoir lorsque je reçus enfin la lettre suivante:


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Page Last Updated 13 January 2004