Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 70 - 76]

LETTRE V [Continuation VI]



Amélie Mansfield, à M. Grandson.


Dresde, 8 Mai.

[p. 70] Malgré la douceur de cette lettre, je démêlai facilement que le mécontentement de mon frère était bien plus grand qu'il ne l'exprimait; mais j'espérai que les vertus de M. Mansfield le réconcilieraient avec mon mariage; et, sans me permettre un regret sur le passé, ni un soupçon sur la franchise de mon époux, je revins avec celui-ci dans la terre d'Albert; et pendant six mois que nous y passâmes, tête-à-tête, son amour paraissait si tendre, et j'étais si occupée de son bonheur, que, malgré la sauvage solitude de ce séjour, les heures s'écoulaient rapidement: je me trouvais heureuse [p. 71], et me croyais destinée à l'être toujours.

Pendant cet intervalle, les lettres d'Albert étaient fréquentes, mais courtes; il me parlait toujours de son amitié et point de ses démêlés avec mes proches. Quand je le pressais de s'expliquer là-dessus, il me répondait seulement que je devais être tranquille. Hélas! tandis que, par mon hymen, je venais de blesser la fierté et de détruire la bonheur de cet excellent frère, dévoué à mes seuls intérêts, il me défendait avec une telle chaleur, qu'il se brouilla sans retour avec Madame de Woldemar, et que tous nos parens eussent suivi cet exemple, sans le respect et l'amour qui commandait son généreux caractère. Madame de Woldemar voulait me traduire devant les tribunaux, pour faire casser mon mariage: Albert, par sa fermeté, me sauva de cet affront, et à sa prière, Blanche usa de l'ascendant qu'elle a sur son père, pour l'empêcher de se [p. 72] liguer contre moi avec tous nos parens, que Madame de Woldemar avait réussi à mettre de son parti.

Cependant M. Mansfield commença bientôt à s'ennuyer de la profonde retraite où nous vivions; il avait passé toute sa vie dans le tumulte du monde, et il ne pouvait s'en passer. Vers le milieu de l'hiver, il me proposa de venir quelque tems à Prague avec lui. Je cédai à ses desirs, et je m'en repentis bientôt: la noblesse de cette ville, aussi vaine que celle de Saxe, avait vu mon mariage du même oeil; les maisons qui m'avaient accueillie avec le plus d'empressement lorsque j'étais venue en Bohême l'année d'avant, me repoussèrent maintenant avec un dédain si insultant, que je n'osai plus me montrer, et que je conjurai M. Mansfield de me ramener dans la solitude que je n'avais quittée que par complaisance pour lui. Il était loin de trouver à Prague les mêmes désagrémens que moi; car cette noblesse si [p. 73] fière, qui se croyait le droit de m'accabler de mépris parce que j'étais sortie de son rang, ne voyant dans mon époux qu'un poëte distingué, le recherchait avec une sorte d'engouement, et lui prodiguait les éloges les plus flatteurs. Hélas! mon oncle, combien dans ce tems j'ai connu de femmes qui ne daignaient pas me regarder, parce que j'avais fait mon époux de celui dont elles s'efforçaient chaque jour de faire leur amant!

Cependant, malgré tous les charmes dont on l'entourait, M. Mansfield n'hésita point à partir avec moi. Peu de tems après, je donnai le jour à Eugène. Ce nouveau lien causa des transports de joie à mon époux; et pendant quelque tems il aima son enfant à un tel excès, qu'il ne pouvait le quitter ni jour, ni nuit; mais il se fatigua bientôt de ces soins. Troublé dans son sommeil et dans ses compositions par les cris de son fils, ennuyé de m'en voir toujours occupée, il me montra le [p. 74] désir d'aller passer quelques jours à Prague; je ne m'opposai point à ce qu'il le satisfît: son bonheur m'était si cher, que je ne songeai pas même à me plaindre de ce qu'il allait le chercher loin de moi.

Le retour de M. Mansfield fut très prompt; mais quinze jours après il me quitta encore, et peu à peu ses voyages devinrent si fréquens, que j'étais presque toujours seule: me reposant sur sa foi avec la confiance de la première jeunesse, je souffrais de sa froideur sans y croire; et l'idée qu'on pouvait cesser d'aimer m'était si étrangère, que de toutes celles qui me vinrent dans l'esprit pour expliquer la conduite de mon époux, ce fut la dernière qui se présenta; mais si elle fut lente à entrer dans mon coeur, elle y jeta de si profondes racines, qu'elle n'en sortit plus. Il avait fallu l'évidence pour m'y faire croire: une lettre, perdue par néligence, surprise par hasard, m'avait révélé mon malheur. [p. 75] A l'instant où je reçus cette funeste lumière, je dis un éternel adieu au bonheur, trop sûre qu'il est à jamais perdu pour celle qui a appris que c'est un bien qu'on peut perdre.

Je dévorai ma peine en silence; je ne me permis aucun reproche; je ne cherchai point à reconquérir un coeur dont le retour ne pouvait plus me rendre heureuse; je ne désirai même pas redevenir l'objet d'une préférence qui, toujours mêlée de crainte, ne pouvait plus donner de bonheur. Séparée de mon frère, haïe de ma famille, abandonée de mon époux, je dépérissais de jour en jour. Loin de trouver une consolation près du berceau de mon fils, sa vue envenimait ma blessure; le souvenir de l'avoir aimé avec M. Mansfield augmentait le tourment de l'aimer seule, et ses caresses, ses sourires, qui me remplissaient jadis d'une si douce joie, maintenant me déchiraient l'âme. O Mansfield! volage Mansfield! tandis que tes talens te [p, 76] rendaient l'idole de toutes les femmes, qu'enivré de leurs éloges, emporté par le tourbillon des plaisirs, tu oubliais que tu avais juré de n'aimer que moi, isolée dans ma retraite, je pleurais en secret, en demandant au ciel la fin d'une vie dont ton inconstance m'avait fait un supplice.


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Page Last Updated 13 January 2004