Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 3 - 11]

LETTRE XXXIX



Albert à Amélie


Dresde, 23 Avril, 4 heures du matin.

[p. 3] Je pars dans deux heures pour ma terre de Bohême; mais, avant de m'enfoncer [p. 4] dans ce lieu sauvage d'où il me sera si difficile de te donner de mes nouvelles et de recevoir des tiennes, je veux réjouir ton coeur en t'apprenant que tous les obstacles qui m'interdisaient l'hymen de Blanche s'applanissent tous les jours. Hier au soir, j'étais chez le Baron de Geysa, quand Madame de Woldemar y est arrivée. "J'ai reçu en fin des nouvelles de nos voyageurs, a-t-elle dit en entrant; voici une lettre d'Adolphe, datée de Milan. -- Vous n'en avez point d'Ernest, lui a demandé Madame de Geysa? -- Non, et Adolphe dans la sienne ne me dit pas un seul mot de mon fils. -- Ce silence est extraordinaire; voilà plus de deux mois, je crois, qu'Ernest ne vous a écrit. -- Il est vrai, a repris la Baronne en s'efforçant de cacher son chagrin; mais mon fils sait qu'il est libre, et que jamais je n'ai prétendu l'assujettir à une correspondance régulière. -- Cependant, a continué Madame de Geysa, depuis plus de dix ans qu'il voyage, vous vous êtes toujours louée [p. 5] de son exactitude. . . . -- N'importe, a interrompu la Baronne, mon fils a sans doute de bonnes raisons pour y manquer, et quand je ne le blâme pas, nul n'a droit de le faire. D'ailleurs, a-t-elle ajouté en s'adoucissant, il est possible et même très-vraisemblable qu'Ernest ait devancé son ami, qu'il veuille me surprendre, et que d'un moment à l'autre nous le voyions arriver ici. -- D'un moment à l'autre, ai-je répété en regardant Blanche avec inquiétude? -- Eh, bien! Albert, m'a demandé la Baronne, est-ce que mon bonheur vous affligerait? -- Non, madame; mais vous savez que tout le mien va se fixer ou se détruire par ce retour. -- Il est certain, a-t-elle repris, que votre sort dépend de la décision d'Ernest; mais croyez-moi, M. de Lunebourg, vous n'avez pas affaire à un homme peu généreux, et d'après ce que mon fils m'a dit sur tout ceci dans sa dernière lettre . . -- Eh bien! Madame? -- Eh bien! Albert, je dois croire que jamais il ne disputera un coeur qu'un [p. 6] autre que lui aura pu toucher. "Je ne sais, m'écrivait-il de Rome, si je suis trop fier ou trop difficile, mais de quelque beauté, de quelques vertus qu'elle soit pourvue, jamais je ne pourrais aimer ni regretter une femme dont je n'aurais pas été le premier et l'unique amour." -- Ainsi, je puis espérer qu'il abandonnera ses droits à la main de Mademoiselle de Geysa? -- Je crois que vous pouvez en être sûr. -- O ma Blanche! ai-je dit en me précipitant aux pieds de cette fille charmante, il ne manque à ma joie que de vous la voir partager." Blanche, toute émue, a caché sa rougeur dans le sein de son père. M. de Geysa nous a serrés tous deux dans ses bras, en disant: "Mon cher Albert, qu'il me tardait de voir ma Blanche heureuse et de vous appeler mon fils! -- Cependant, avant de lui donner ce titre, a repris Madame de Geysa, il faut savoir comment cette affaire se terminera: je peux consentir à ce que ma fille renonce à l'hymen du [p. 7] Comte de Woldemar, mais non à la fortune qu'elle a droit d'attendre. -- A cet égard, vous pouvez être parafaitement tranquille, a répliqué la Baronne; les amis que j'ai à Vienne, et que j'ai consultés sur cette affaire, m'ont assurée que nous pouvions tout espérer de la bonté et de la protection de l'empereur: il annulera le testament de mon beau-père, et alors mon fils gardera son titre, et Blanche son héritage. -- Si les choses en sont à ce point, a dit alors M. de Geysa, en s'adressant à moi, je ne vois pas ce qui nous empêchera de conclure votre mariage aussitôt qu'Ernest sera arrivé. -- Je pense comme vous, a ajouté Madame de Geysa, et c'est pour cela que je serais d'avis qu'Albert profitât du tems qui lui reste pour aller faire un tour dans sa terre de Bohême, qu'il a furieusement négligée depuis plusieurs années. -- Quoi! a repris M. de Geysa, c'est quand on vient de lui promettre la main de votre fille, que vous voulez l'envoyer loin d'elle perdre son [p. 8] tems dans un désert. -- On ne le perd jamais quand on s'occupe de ses affaires, lui a répondu vivement sa femme; il n'a pas mis les pieds dans dette terre depuis le mariage d'Amélie . . -- Ma soeur, a interrompu Madame de Woldemar, je vous avais priée de ne jamais prononcer ce nom-là devant moi. -- J'ai tort assurément, ma soeur; mais comment m'expliquer autrement? Au reste, a continué la Baronne, puisque vous avez ouvert la bouche sur ce sujet, et que nous voilà tous rassemblés, je saisis cette occasion pour déclarer que quand mon fils sera ici, j'exige qu'aucun de vous ne lui rappelle l'existence d'Amélie, soit en la louant, a-t-elle dit en me regardant, soit même en la condamnant! Je puis bien promettre pour nous, mais non pas pour celui-ci, a répondu M. de Geysa en me frappant sur l'épaule avec amitié; c'est un article sur lequel il n'entend pas raison. -- Se pourrait-il, Albert, m'a demandé la Baronne, que vous vous refusassiez à [p. 9] ce que je désire? -- Comme je présume que le Comte Ernest aura la délicatesse de ne point parler de ma soeur devant moi, je m'engage sans peine à ne jamais entamer ce sujet avec lui; mais s'il lui échappe un mot contr'elle, ou qu'il me questionne sur son compte, alors, Madame, je répondrai ce que je pense. -- Je n'en demande pas davantage; car j'ose croire que si vous attendez quil vous interroge pour lui parler d'Amélie, il se respectera assez pour ne pas souiller ses lèvres d'un pareil nom. -- Et croyez-vous, Madame, que vos bienfaits vous donnent le droit de m'insulter ainsi? lui ai-je demandé vivement." Blanche, sans attendre sa réponse, s'est levée, m'a pris par la main, et m'a entraîné vers la fenêtre. "Que faites-vous, Albert? m'a-t-elle dit tout bas; une dispute pareille peut nous perdre, sans servir Amélie: ne sont-ils pas assez à plaindre de la méconnaître et de la haïr; et nous, qui l'aimons, ne sommes-nous pas trop heureux de savoir qu'avant [p. 10] la fin de l'année, vous serez le maître de lui amener une soeur?" Cette espérance d'aller te voir, quand elle serait à moi, a porté dans mon coeur une émotion si délicieuse, que je n'ai plus senti ma colère. "Et ce voyage de Bohême, lui ai-je demandé, faudra-t-il le faire? -- Oui; vous voyez que ma mère l'exige; il ne faut pas la contrarier: partez le plutôt possible. -- Je partirai cette nuit. -- Fort bien! Allez le dire à ma mère, et pour nous consoler de ce voyage, pensons toujours à celui que nous ferons ensemble après."

Je suis revenu auprès de Madame de Geysa lui faire part de mes projets: elle les a approuvés. M. de Geysa a fait quelques plaisanteries sur le pouvoir de Blanche, qui n'a besoin que d'un seul mot pour me calmer. Madame de Woldemar n'a rien dit, et s'est contentée de me saluer très-froidement quand je suis sorti; mais que me font maintenant ses froideurs et ses dédains? Je suis sûr avant [p. 11] peu de t'avoir pour témoin de mon bonheur; et ce qui complète ma félicité, c'est la certitude qu'elle te rendra, avec la paix de ta conscience, la faculté d'être heureuse encore. J'imagine qu'au moment où je t'écris, M. Semler a quitté ton oncle, et je t'avoue que j'en suis pas fâché: je ne partirais pas tranquille, si je le croyais encore près de toi. Mais, dis-moi, ma douce, mon indulgente amie, m'as-tu pardonné la lettre un peu sévère que je t'ai écrite le courrier dernier? elle aura fait couler les larmes; et malgré mes bonnes intentions, quand je t'afflige, je me trouve sans excuse.


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Page Last Updated 5 February 2004