Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 24 - 31]

LETTRE XLI [Continuation II]



Ernest à Adolphe


Le 7 au soir.

[p. 24] Il m'en coûtera moins que je ne croyais: l'idée d'Amélie sensible pouvait seule m'ôter mon courage; mais elle aime trop son fils pour regretter quelque chose; elle serait même capable de se laisser toucher, uniquement par l'affection qu'on marquerait à cet enfant: ah! plutôt sa haine que de chercher à l'attendrir par un semblable moyen! Ce matin, après vous avoir écrit, je me suis rendu dans le salon, où on m'attendait pour déjeuner: j'ai trouvé M. Watelin établi auprès Amélie, et ayant sur ses genoux le petit Eugène, auquel il faisait mille caresses; elle était si occupée du plaisir de son fils, qu'elle ne m'a seulement pas regardé entrer. Imaginez, Adolphe, si vous avez à craindre que je veuille jamais m'unir à une femme dont le coeur serait partagé entre le fils de M. Mansfield et moi, et qui pourrait même m'oublier pour lui? Ah! vous me [p. 25] connaissez trop pour n'être pas tranquille! Je partirai, Adolphe, ma mère m'appelle, et il est tems de voler dans ses bras; mais en vérité je pourrais rester ici, je n'y cours aucun danger.

Le reste de la matinée s'est passé, de la part d'Amélie, dans la même occupation: elle s'est amusée à traîner son fils dans un grand carrosse que M. Grandson avait chargé M. Watelin de lui acheter à Paris. Pour plaire à l'enfant, elle a même souffert que M. Watelin les traînât tous deux dans l'avenue du château; et pourtant elle aurait dû penser que cette complaisante familiarité pouvait confirmer les espérances d'un homme à qui son oncle a permis d'en avoir; mais que lui importe? y a-t-il rien au monde qu'elle ne sacrifiât au plaisir de son Eugène? Si M. Watelin était digne d'elle, et qu'il pût lui plaire un jour, elle serait plus excusable, et je n'aurais rien à dire; mais pour le plaisir d'entendre louer son enfant, prodiguer les plus flatteuses attentions [p. 26] à un homme dont elle ne se soucie pas, le placer si près d'elle, et avoir l'air de recevoir ses soins, c'est un oubli des bienséances qui la dépare entièrement à mes yeux. Ah! une femme ne sait pas tout ce qu'elle perd en altérant la noble dignité de son sexe? Je l'avoue, tandis qu'elle jouait ainsi avec M. Watelin, qu'assise à ses côtés, elle faisait répéter des fables à son fils, je ne pouvais m'empêcher de regarder ce tableau avec une sorte de mépris; mais un instant après, lorsque, dans un transport d'admiration pour la mémoire de son enfant, elle s'est précipitée pour l'embrasser avec tant d'ardeur, qu'elle ne s'est point aperçue que M. Watelin se penchait aussi, et que, dans ce mouvement, ses lèvres ont effleuré la joue d'Amélie, je n'ai plus été maître de moi, et, m'avançant derrière sa chaise, j'ai voulu lui dire quelque chose d'amer qui peignît l'opinion que j'avais d'elle; mais l'agitation a étouffe ma voix, et, honteux de montrer [p. 27] tant de trouble, j'ai quitté brusquement le salon pour aller m'enfoncer dans les bois.

Je savais que M. Watelin devait passer la journée au château; je ne suis rentré que le soir: j'ai trouvé M. Grandson dans la cour: il m'a demandé aussitôt ce que j'étais devenu; je n'avais pas eu le tems de répondre encore, lorsqu'Amélie est accourue. "Vous voilà donc de retour, s'est-elle écriée; nous étions bien inquiets de votre absence." J'ai souri amèrement sans lui répondre, et m'adressant à M. Grandson: "Je savais que vous aviez du monde, que par conséquent vous vous apercevriez peu de mon absence, et j'ai profité de cette journée pour aller visiter un pays superbe que je dois quitter sitôt. -- Demandez à Amélie comment on s'aperçoit peu de votre absence: depuis le diner la pauvre enfant est hors d'elle . . -- Comme Monsieur ne nous avait pas prévenues de ses projets, a interrompu Amélie, il était permis de s'alarmer." [p. 28] Le ton froid dont elle a prononcé ces paroles, m'a montré combien elle avait été blessée de mon accueil: je n'en ai pas été fâché. "J'ai laissé madame si occupée, ai-je dit, que je ne puis atttribuer qu'à un excès de politesse l'inquiétude qu'elle veut bien dire avoir éprouvée." Elle m'a regardé d'un air surpris, et puis, sans daigner répondre, elle a fait quelques pas pour se retirer. "Où allez-vous donc? lui a demandé son oncle. -- Ne gênez pas madame, ai-je dit; il serait indiscret de la retenir si long-tems loins de son fils. -- Quel caractère!" s'est écriée Amélie en levant les yeux au ciel; puis elle a ajouté d'un ton grave, et en s'adressant à moi: "Oui, M. Semler, je vais le retrouver; en vain on tenterait de me le faire oublier: l'amitié n'y réussirait pas, et l'humeur encore moins. -- Mais qu'avez-vous donc tous deux? s'est écrié M. Grandson surpris; on dirait qu'ils se querellent: de quoi est-il question? expliquez-vous; en vérité je ne vous comprends [p. 29] pas. -- Eh! qui pourrait se flatter de comprendre monsieur? a repris Amélie: conçoit-on comment on peut en vouloir à une mère parce qu'elle chérit son enfant? Peut-on deviner par quelle bizarrerie, un travers aussi révoltant s'unir à l'esprit le plus juste, à l'âme la plus excellente? Ah, M. Semler! il est des sentimens auxquels on tient beaucoup sans doute; mais croyez qu'on les sacrifierait sans peine s'ils devaient nuire à d'autres plus anciens et bien plus sacrés." Elle s'est retirée. M. Grandson m'a parlé long-tems: je ne sais pas un mot de ce qu'il m'a dit; je ne l'écoutais pas; je ne pensais qu'à Amélie. En vous écrivant tout ceci, Adolphe, je m'aperçois pourtant que j'ai été injuste, et qu'elle était plus raisonnable que moi. Ai-je le droit de l'empêcher d'aimer son enfant? La meilleure des femmes peut-elle être mauvaise mère? et s'il était possible que je lui devinsse assez cher pour lui faire oublier son fils, oserais-je l'estimer [p. 30] encore? oserais-je compter sur celle qui aurait sacrifié son premier devoir à l'amour? O Adolphe! combien ces réflexions me confirment le funeste arrêt qui me sépare à jamais d'Amélie! Les obstacles que son mariage a élevés entre nous ne peuvent pas être renversés, il n'est point d'amour qui osât lutter contr'eux. Voici le moment propice où je vais lui demander à lire son histoire: jusquà présent je n'en ai point eu le courage; la certitude qu'elle avait adressé des expressions passionnées à M. Mansfield, eût excité ma jalouse rage: je ne voulais point céder à mon amour, mais je n'en voulais point guérir. Maintenant qu'il faut à tout prix surmonter ma faiblesse, il est tems de tout savoir, de tout apprendre, et de ne craindre aucun de moyens qui pourront me donner la force de partir. Je lirai les amours d'Amélie, je frémirai de l'abîme où j'ai été prêt à me perdre, et je la fuirai; mais en la fuyant ce sera pour aller hâter l'union [p. 31] d'Albert et de Blanche, et en assurant le bonheur de son frère, contribuer au sien autant qu'il m'est permis désormais de le faire: peut-être la félicité de ses amis lui rendra-t-elle mon nom moins odieux; et si jamais l'avenir lui dévoile qui je fus, en apprenant que, pour l'avoir connu, je vis mes jours s'user dans la douleur et s'éteindre misérablement, peut-être pensera-t-elle alors que le coeur seul d'Ernest avait été créé pour l'aimer, et donnera-t-elle quelques larmes à la mémoire: hélas, en la quittant, cet espoir est le seul bien que me reste.


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Page Last Updated 6 February 2004