Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 54 - 60]

LETTRE XLIV [Continuation II]



Ernest à Adolphe


Sept heures de matin.

[p. 54] Tout dort encore dans la maison: ce repos semble être éternel: moi seul je n'en puis trouver. En rejetant les yeux sur la lettre que je viens de vous écrire, je crains que ce que je vous dis sur ma promenade d'hier avec Amélie, ne vous fasse supposer qu'elle se soit prêtée sans peine à ce tête-à-tête. Non, Adolphe, connaissez-la mieux: modeste autant que tendre, elle a mis tous ses soins à écarter ce que je recherchais toujours; et si un concours [p. 55] d'événemens n'eût contrarié ses projets, je n'aurais pas été assez heureux pour être seul avec elle. C'est hier matin que nous sommes partis de chez M. Grandson pour nous rendre au bord de lac Majeur. La chaleur était accablante. Vers le milieu du jour, nous avons traversé une si charmante vallée, que chacun a désiré s'y reposer quelques heures: son aspect fertile et pastoral, ses torrens qui n'étaient plus que des ruisseaux, ses maisons blanches répandues sans ordre sur une belle verdure, et de place in place, de petits rochers élevés en forme de tertres et couverts de mélèzes extrêmement touffus, faisaient de ce lieu la retraite que mon coeur voudrait choisir, s'il m'était permis de ne vivre que pour Amélie.

On a préparé le dîner sous l'ombre de superbes noyers, auprès desquels coulait une source limpide. Quand le repas a été fini, chacun a parlé et joui à sa manière du site également pittoresque et champêtre qui frappait nos [p. 56] regards. Amélie rêvait à quelques pas assise près du ruisseau. Je lui ai demandé tout bas ce qui l'occupait. "Je regardais couler cette eau, m'a-t-elle dit; à mon retour elle sera bien loin, et vous aussi: elle pour ne revenir jamais, et vous . . . . " Sa voix s'est altérée et ne lui a pas permis d'achever: il ne m'aurait pas été possible de lui répondre devant tant de monde; je me suis éloigné: à mon exemple tout le monde a quitté la table. Madame de Nogent a pris le bras de M. Watelin pour aller faire une promenade; Madame Delmont a demandé qu'on la laissât errer seule. Dès qu'elles ont été hors de la vue, je suis revenu sur mes pas; M. Grandson m'a dit qu'il allait dormir; Amélie a voulu rentrer avec lui; il s'y est opposé; et comme elle insistait sérieusement, sans doute pour ne pas demeurer tête-à-tête avec moi, il lui a dit de l'attendre un moment, qu'il allait revenir, et que nous nous promenerions ensemble; alors elle [p. 57] a demandé son fils: son fils dormait auprès de sa bonne: elle a donc été forcée de rester seule. Tant de précautions m'ont montré à quel point elle se redoutait elle-même, et le sentiment de sa faiblesse a fait maître des espérances que je n'avais pas conçues encore. Je me suis assis près d'elle, sur une roche couverte de mousse; d'épais massifs de châtaigniers chargés de touffes de liseron et de vigne sauvage, nous cachaient au reste du monde; j'ai entouré sa taille d'un de mes bras, elle s'en est faiblement défendue: il semblait qu'elle craignît de m'enhardir en me résistant ouvertement: elle était oppressée; je distinguais les battemens de son coeur à travers la mousseline qui couvrait son sein; le même ruisseau qui nous avait désaltérés à dîner, murmurait à nos pieds. "Amélie, lui ai-je dit, l'eau que vous voyiez tout à l'heure a fui loin de nous, mais pour moi le bonheur [p. 58] est encore là." Elle m'a regardé d'un air significatif, comme pour me rappeller ma promesse: je n'a plus osé parler, mais j'ai continué à la presser doucement: je sentais son souffle, je le respirais: peu à peu mon agitation s'est accrue; les désirs frémissaient dans tout mon être; j'ai levé les yeux sur elle: non jamais rien de si beau, de si touchant ne s'offrit aux regards d'aucun homme! Je croyais connaître Amélie; ah, Dieu! je croyais la connaître, et je n'avais pas vu encore sur son charmant visage, ce mélange d'une pudeur souffrante et de la plus voluptueuse langueur. Entraîné par un mouvement irrésistible, je l'ai pressée contre mon coeur avec tant de violence, que je croyais impossible qu'elle s'en détachât jamais; mais, faisant un effort pour me repousser, elle m'a jeté un regard suppliant . . . . Je n'ai pas eu le courage d'y résister; je lui ai rendu sa liberté; elle s'est éloignée; et alors, [p. 59] me précipitant à genoux devant le siège qu'elle venait de quitter, je l'ai couvert de baisers, de larmes, j'ai exhalé mes douleurs par des phrases sans ordre; et croyant toujours parler à Amélie, je lui jurais que je ne pouvais vivre sans elle, et la suppliais de ne pas s'éloigner, lorsque depuis long-tems elle n'était plus auprès de moi: je n'ai pu me résoudre à abandonner ce lieu que quand il a fallu partir. En me revoyant, Amélie a rougi; mais elle a permis que je prisse sa main pour l'aider à remonter en voiture. "Etes-vous contente de moi? lui ai-je dit tout bas. -- Ah! m'a-t-elle répondu du même ton, je n'ai pas un coeur ingrat."

Pourquoi ne m'écrivez-vous plus, Adolphe? parce que vous avez toujours traité l'amour de folie; regardez-vous ceux qui lui cèdent comme indignes de communiquer avec vous? ou bien votre austère probité vous a-t-elle commandé [p. 60] d'abandonner votre ami, lorsqu'il est dans la peine, plutôt que de lui écrire sous un nom suppose?


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Page Last Updated 12 February 2004