Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 63 - 67]

LETTRE XLVI



Amélie à Albert


Lucarno1, minuit, 15 Mai.

[p. 63] Nous nous sommes rendus ce matin de bonne heure à l'Isola-Bella; nous [p. 64] l'avons parcourue, admirée, et vers la fin du jour, nous nous sommes rembarqués pour venir coucher ici; je me suis assise à un bout du bateau, d'où je considérais le pays le plus enchanteur et le plus fertile de la terre. D'un côté, les flancs escarpés du mont Cenero, d'où sortent çà et là des touffes de figuiers et de bouquets de pins maritimes; sur l'autre rive, de vertes prairies parsemées de beaux chênes et de hauts peupliers, partout une variété de perspectives adoucies par les derniers rayons du soleil couchant. Mais que me faisait la magnificence de ce tableau? je le regardais sans en jouir, j'étais insensible à tout, à tout, excepté aux moindres paroles, aux moindres mouvemens d'un seul être: s'il faisait un pas de mon côté, mon coeur battait avec violence; s'il s'éloignait, je me sentais mourir; s'il fixait ses regards sur moi, je ne pouvais les soutenir; s'il les détournait sur d'autres objets, j'étais au désespoir: une place est demeurée [p. 65] libre un instant auprès de la mienne, il me semblait que j'aurais voulu éviter qu'il vînt s'y asseoir; mais quand M. Watelin s'est hâté de s'en emparer, j'ai éprouvé un tel chagrin, qu'il ne m'en a pas fallu davantage pour m'apprendre que je la réservais en secret à un autre. Alors, M. Semler, qui avait paru désirer se rapprocher de moi, mais avec moins d'empressement que M. Watelin, puisque celui-ci l'avait devancé, satisfait sans doute, et fatigué peut-être du faible effort qu'il avait fait, n'a plus tenté de le renouveler, et est allé s'asseoir sur le banc des rameurs jusqu'au moment où nous avons débarqué. En sortant du bateau, il m'a donné la main, mais ne m'a point parlé; depuis le matin cependant il ne m'avait pas adressé un seul mot: il n'a donc plus rien à me dire? Se peut-il, mon frère, que quand on va se quitter, quand on a si peu de momens, on les laisse ainsi échapper? J'étais oppressée, j'étouffais: cette [p. 66] journée si longue, cette soirée si belle, comme il les a gâtées! elles ne reviendront plus; il partira . . . . Ah! il ne m'aime point; j'en suis sûre, il ne m'aime point . . . . Eh bien! pourquoi m'en affliger? qu'importe la cause qui me sauve? O mon frère! quel horrible combat dans mon coeur! En vain, je voudrais me cacher ce qui s'y passe, en vain je me détourne de moi-même; je sens, je sens en frémissant que je crains moins de me perdre, que d'être sauvée par son indifférence.

A ce mot, je tombe à genoux devant ce ciel que j'offense, devant toi, mon vertueux frère, qui dois rougir de me nommer ta soeur: je voudrais que la terre m'éngloutît. Ah! que ne s'est-il précipité avec moi dans l'affreux torrent de la grotte, j'aurais expirée digne encore de toi: maintenant, qui pourra me sauver? Tu es absent, mes cris ne peuvent t'atteindre; cette lettre même que je trace dans l'angoisse de la douleur, qui peut dire si j'existerai encore [p. 67] lorsque tu la recevras? Hélas! faut-il que tu aies entrepris ce funeste voyage au moment où j'avais le plus besoin de toi, tes lettres m'auraient secourue; mais ton silence me laisse sans ressource tu m'aurais conseillée, tu m'aurais donné des ordres, et je les eusse suivis: Amélie n'a-t-elle pas juré mille fois de n'y jamais désobéir?


1 Lucarno, à un demi-mille de lac Majeur.


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Page Last Updated 14 February 2004