Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 70 - 73]

LETTRE XLVIII



Amélie à Albert


Lugano, 17 Mai.

[p. 70] Quel nouveau jour m'éclaire? et comment ai-je été transportée dans ce séjour de félicité? Pourquoi toute mon existence ne peut-elle pas s'écouler ainsi; et pourquoi le tems ne demeure-t-il pas immobile? Je me sens si heureuse! cet autre coeur qui m'entend, remplit le mien d'une si douce [p. 71] ivresse! qu'est-ce donc qui m'effayait, et comment avais-je peur du bonheur? pourquoi craignais-je d'être avec lui? ses paroles me font tant de bien! Tout à l'heure il était près de moi; il disait qu'il m'aimait: ah! comme il disait vrai! come j'en étais sûre! avec quel ravissement je l'écoutais! je me sentais renaître, je retrouvais la vie. Oh! ces instans où on s'apprend par un regard, par un soupir tout ce qu'on est l'un pour l'autre, où on sent passer jusqu'au fond de son âme, la certitude d'être aimé, où on inonde d'une si pure joie le coeur d'un objet chéri; oh! ces instans d'ineffables délices, quelle place ils tiennent dans la vie! eux seuls la remplissent, eux seuls font vivre: tout le reste n'est rien; où sont les plaisirs, les événemens, les siècles qui pourraient les effacer de la mémoire? Albert, c'était la nuit dernière que M. Semler avait résolu de nous quitter (M. Semler, que je ne nommerai plus à présent que [p. 72] mon Henry.) Hier au soir, pendant que j'étais seule sur le bord du lac, il s'est approché de moi pour me dire un dernier adieu; j'ai cru avoir la force de le prononcer aussi; et quand il a voulu parler, quand j'ai voulu répondre, le cri seul de l'amour a pu se faire entendre. O mon Henry! pourras-tu oublier ce moment où tu as lu pour la première fois dans le coeur d'Amélie? pourras- tu l'oublier ce bonheur dont nous avons joui en apprenant combien nous nous aimions, bonheur si pur si grand, si inespéré, qu'il ne laisse pas la possibilité d'en concevoir ni d'en désirer un autre? pourras-tu l'oublier jamais cet enivrement d'innocence et d'amour, cette félicité des anges qui des descendue un moment sur la terre? Non, mon Henry, les biens uniques sont effaçables; et maintenant, partout où tu porteras tes pas, en tout tems, en tous lieux, je te défie d'échapper à la puissance et au charme d'un pareil souvenir. Albert, cher [p. 73] Albert! ne t'allarme pas de mon bonheur il ne coûtera rien à la vertu. Si tu savais comme il m'a juré d'être soumis à mes lois et de respecter toujours son amie! Albert, il m'a promis aussi d'aimer mon fils: de tels sermens ont dû rassurer mon coeur et lui rendre la paix. O mon Henry! puisque tu consens à servir de père à mon enfant, le devoir ne me prescrit plus de te fuir; et je puis enfin me livrer, avec confiance, au bonheur d'aimer et d'être aimée, sans cesser de mériter l'estime d'Albert.


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Page Last Updated 19 February 2004