Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 81 - 87]

LETTRE L



Ernest à Adolphe


Lugano, 19 Mai, à une heure du matin.

[p. 81] Toute la société était réunie, nous soupions au bord du lac; la lune brillante, sur un ciel d'azur, nous éclairait suffisamment. Amélie! . . oh! comment peindre la céleste expression de sa physionomie? quel doux contentement se peignait dans ses regards et dans tout son maintien! combien l'amour heureux l'embellissait! et dans quelle extase me j'était la vue ce cette beauté ravissante, [p. 82] qui m'offrait à la fois et mon bien et mon ouvrage! M. Grandson, charmé de l'air satisfait d'Amélie, lui a demandé si elle avait reçu des nouvelles d'Albert; car, lorsqu'elle paraît heureuse, c'est toujours dans le bonheur de son frère qu'on en va chercher la cause. "Non, a-t-elle dit, je n'en ai point depuis long-tems, et j'en serais même inquiète, si je ne le savais dans sa terre de Bohême, dont la position sauvage et presque inaccessible rend les communications au dehors aussi longues que difficiles. -- Ma chère enfant, a repris M. Grandson, avant peu ce bon frère sera marié, et s'il vient nous voir avec sa femme, comme il vous l'a promis, il faudra revenir ici avec lui. -- O mon oncle! s'est-elle écriée en posant sa tête charmante sur l'épaule de M. Grandson, de quel doux espoir vous pénétrez mon coeur! Ah! si mon Albert était ici, que manquerait-il à votre Amélie?" Ces derniers mots ont été prononcés si bas, que moi seul je les [p. 83] ai entendus, parce que seul je pouvais les comprendre. M. Grandson, tout ému, a embrassé sa nièce, et puis, se tournant vers la société, il a rempli tous les verres d'un vin doux d'Italie, en invitant chacun de nous à boire avec lui à l'heureux et prompt mariage du Comte de Lunebourg. "Ah! de tout mon coeur, s'est écriée Amélie; mais puisse celui de mon cousin Ernest ne pas tarder long-tems; car, tant qu'il conservera sa liberté, je ne sais s'il sera permis à mon frère de recevoir la main de Blanche. -- Fort bien! a repris l'oncle. Alors commençons par boire en son honneur; mais si nous unissons dans nos voeux Mademoiselle de Geysa à votre frère qui associerons-nous à votre noble cousin? quelque vieille électrice, quelque reine douarière." Elle a ri: "Non, mon oncle, mais celle que sa mère lui destine, afin que tout le monde soit heureux et satisfait." Tandis qu'elle parlait je la regardais tristement et avec un sort d'inquiétude [p. 84]: son erreur me faisait mal, et ses voeux me remplissaient d'effroi; je tremblais que le ciel ne les entendit: si elle avait su de quel sort elle disposait si légèrement . . . . Innocente créature! avec quelle tranquillité, quelle ferveur, quelle joie tu demandais à Dieu ton malheur et le mien! un jour peut-être, trop éclairée, tu le supplieras en gémissant de rejeter ta téméraire prière: ah! puisse-t-il, mon Amélie, ne t'exaucer qu'alors. Après souper tout le monde s'est promené sur la sable qui borde le rivage: Amélie donnait le bras à son oncle; j'étais auprès d'elle: j'ai voulu entrevoir s'il serait possible de la détromper sans lui porter un coup mortel, et je lui ai dit: "Amélie, quand vous étiez chez Madame de Simmeren, si votre cousin Ernest y fût arrivé tout à coup, que vous l'eussiez trouvé aimable, et qu'il vous eût adorée, qu'auriez-vous fait? -- Quelle question bizarre, M. Semler! et comment pouvez-vous être en doute [p. 85] sur la conduite que j'aurais tenue? Dans la position où je me trouve avec le Comte de Woldemar, qu'aurait-il pu y avoir de plus funeste pour tous deux qu'un attachement mutuel? -- Pourquoi? puisque vous lui fûtes destinée, que cette alliance fut regardée jadis comme un bonheur pour les deux familles, et que vous êtes redevenue libre, votre premier mariage serait-il donc un obstacle insurmontable? -- Je vois bien, m'a-t-elle répondu en souriant, que vous ne connaissez ni les préjugés de la noblesse saxone, ni le caractère de la Baronne de Woldemar. Assurément ma tante est bonne et généreuse, susceptible de pitié pour le malheur, et aimant son fils avec idolâtrie; mais plutôt que de laisser rentrer dans sa famille la veuve de M. Mansfield, elle verrait, sans s'attendrir, mon désespoir, ma mort, et peut-être celle de son fils." J'ai fait un mouvement d'effroi. "Vous êtes étonné, je le vois, M. Semler, d'un orgueil aussi [p. 86] forcené; mais il est la première passion de Madame de Woldemar: son amour pour son fils ne vient qu'après. Ah! j'ai si bien appris, à mes dèpens, à connaître toute l'inflexibilité de cette âme hautaine, que s'il était possible que sans connaître Ernest, je l'eusse vu, je l'eusse aimé, dès que j'aurais appris son nom, j'aurais appris mon arrêt et je n'aurais eu qu'une ressource." Le ton sinistre dont elle a prononcé ces paroles m'a fait frémir; j'ai cru qu'elle m'avait deviné; j'ai baissé les yeux comme un criminel; mais bientôt les relevant vers elle, la douce sérénité de ses regards m'a dit assez combien la vérité était loin de sa pensée. Croyez- vous maintenant que je sois tenté du lui dire qui elle aime? moi, porter le désespoir dans le sein d'Amélie! lui faire envisager son amour comme la plus grande des adversités! Non, non, épaississons au contraire le bandeau qui couvre ses yeux; qu'il ne tombe que quand toutes les oppositions [p. 87] seront détruites; qu'elle s'apprenne mon nom que quand je serai libre de le lui faire porter . . et ce moment viendra, n'en doutez pas, Adolphe: je sens là dans mon sein une force que rien ne saura vaincre, une volonté capable de tout surmonter: ce qu'on veut bien, ce qu'on veut sans cesse, ce qu'on veut plus que tout au monde, on finit toujours par l'obtenir: il n'est point d'obstacle pour celui que les obstacles ne découragent pas, et l'impossibilité même s'évanouit devant quiconque ose lutter contre elle.


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Page Last Updated 20 February 2004