Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 99 - 102]

LETTRE LIV [Continuation I]



Ernest à Adolphe


Le même jour, à quatre heures et demie.

[p. 99] A quel inexprimable bonheur est venu m'arracher la lettre de ma mère, et depuis, par quelle souffrances, quelles tortures n'ai-je pas payé ces heures de félicité? Oh! ces passions, ces cruelles passions, comme elles savent verser par torrent la joie et la douleur, vous ouvrir le ciel, vous précipiter dans l'abîme! Où étais-je il y a deux jours! où suis-je maintenant? Ce bouleversement terrible a anéanti ma raison: quand j'étais heureux, quand elle m'aimait, j'aurais pu la [p. 100] quitter: sûr de son amour, la confiance m'aurait soutenu; mais à présent que j'ai vu les bornes de sa tendresse, puisque je ne puis croire qu'elle pourrait vivre sans moi, si je me sépare d'elle, ce ne sera qu'avec la certitude qu'elle ne pourrai jamais appartenir à personne. Amélie, nous fûmes, dès le berceau, destinés l'un a l'autre, et notre sort voulait que nous fussions unis. Je peux mourir ce soir, mais, je le jure, je ne mourrai point sans avoir accompli notre sort.

Ah! pourquoi, Adolphe, m'envoyâtes-vous ce funeste papier? ne saviez-vous pas que c'était la mort qu'il contenait? Ma mère m'appelle, ma mère languit; mais sa haine pour Amélie n'en est que plus ardente: elle l'accuse de son dépérissement. Je ne sais si elle aurait entrevu la vérité; elle n'exprime que des craintes vagues: cependant sa lettre m'en dit assez pour ne me laisser aucun doute que l'instant où j'engagerais ma foi à Amélie, serait [p. 101] celui où je prononcerais l'arrêt de mort de ma mère: avec cette persuasion, comment aurais-je pu accepter cette main chérie? mais en la refusant, j'ai brisé le coeur d'Amélie: elle a cru que je l'aimais faiblement . . . . O terrible fantôme de ma mère! en vain tu m'obsèdes, tu cries autour de moi, je ne partirai pas sans l'avoir détrompée . . . . Les heures m'accablent de leur éternité! le soleil est encore au haut de d'horizon: ce n'est que ce soir, à huit heures, que je peux espérer de la voir; cet espace à parcourir me semble une vie entière. Je quitte la plume, je la reprends; je gravis les roches brûlantes qui bordent le lac; je reviens chercher l'ombre dans ma grotte; je sollicite du repos, je n'en puis trouver; je ferme mes yeux, je les rouvre aussitôt; je fixe avec inquiétude l'aiguille de ma montre: à peine s'est-il écoulé une demi-heure . . . . Quoi! tant de courses, d'agitations, de douleurs en une demi-heure! quoi! si peu de durée pour [p. 102] tant de souffrances! si les heures se traînent ainsi, comment vivre jusqu'à ce soir? O Adolphe! vous avez raison, je ne suis plus digne d'être votre ami: un furieux en proie à une passion forcenée, qui lui sacrifie tous les devoirs de l'honneur, de l'amitié, de la nature, ne mérite pas même le nom d'homme. Il n'y a plus pour moi ni raison, ni vertu: mon âme n'a de place que pour l'amour encore n'en a-t-elle pas assez; elle ne peut le contenir; il m'oppresse, il me tue. O Amélie! hâte-toi de venir, prends pitié de l'état où tu m'as réduit; mes torts sont ton ouvrage; ouvre-moi tes bras, laisse-moi y recouvrer la rasion, y reprendre la vie, où laisse-moi mourir à tes pieds.


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Page Last Updated 28 February 2004