Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 134 - 140]

LETTRE LVI [Continuation I]



Ernest à Adolphe


23 Mai, six heures du matin.

[p. 134] Cependant quand le jour, en commençant à paraître, nous a rappele qu'il [p. 135] était tems de nous séparer, Amélie m'a dit, en retenant ses larmes: "Maintenant que le ciel a entendu nos voeux, que je suis ton épouse, que nous ne devons plus avoir qu'un coeur et qu'une existence, quand tu vas me quitter, dis-moi en quel lieu habite ta mère, et où j'adresserai les lettres qui vont devenir, hélas! la seule consolation de ton absence." Ensuite elle a ajouté avec un accent plus tendre, et en pressant ma main entre les siennes: "Avant de t'éloigner, ne me confieras-tu pas la cause qui t'a fait rejeter l'offre de mon oncle, et pourquoi tu as craint de consacrer aux pieds des autels ces noeuds dont tu viens à l'instant même de prendre l'Eternel pour témoin et pour dépositaire?" A mesure qu'elle parlait, mon trouble croissait; je ne pouvais répondre: j'aurais voulu m'anéantir: tromper Amélie, quand je venais de recevoir sa foi, me semblait le plus impie des sacriléges; mais, en lui apprenant que son époux était le fils de Madame de [p. 136] Woldemar, j'allais la voir tomber sans vie à mes pieds. Etonnée de mon silence, elle m'a dit: "N'avez-vous rien à me répondre? n'obtiendrai-je pas un seul mot de l'homme à qui je viens, dans l'abandon d'une confiance sans bornes, de livrer toute ma destinée? -- Par pitié, Amélie, ne m'interroge pas, je sens que je ne puis te résister; mais si tu savais tout . . -- Je veux tout savoir, a-t-elle interrompu d'une voix ferme. -- Tu le veux, lui ai-je dit en la regardant fixement: quel aveu me demandes-tu! . . N'importe? ose me répéter que tu le veux, et alors . . ." J'allais tout avouer. Je ne sais si ces mots, mon accent, mon regard lui ont fait prévoir un malheur au-dessus de ses forces; mais ses genoux ont fléchi; j'ai senti sa main se glacer dans la mienne; une terreur si forte s'est peinte dans ses yeux, que je n'ai pu douter que dans un pareil moment le nom d'Ernest ne lui donnât la mort. Elle a voulu poursuivre, elle n'a pas pu; [p. 137] alors, portant la main à sa front, elle a dit: "Il y a une telle confusion dans mes idées . . . . je ne sais plus où je suis, ni ce que je veux." Effrayé de l'état où je la voyais, j'ai voulu la presser dans mes bras. "Laisse-moi, m'a-t-elle dit d'un air égarée; laisse-moi, ou parle-moi. -- Amélie, je te dirai tout; mais à présent tu n'es pas en état de m'entendre. -- Que t'importe, si je préfère la mort à l'incertitude? -- Je t'en conjure, mon Amélie, attendons à demain; demain tu seras plus calme: je ne partirai point sans t'avoir instruite. -- A présent ou jamais, a-t-elle repris en pressant ses deux mains sur son coeur comme pour rassembler toutes ses forces: explique-toi, je t'écoute. -- O Amélie! qu'exiges-tu, et que vais-je t'apprendre? Je me suis précipité à ses pieds la face contre terre. "Amélie, pardonne, fais grâce à un malheureux . . . . tu n'es point l'épouse de Henry Semler. -- Qui es-tu donc? a-t-elle demandé sans changer [p. 138] d'attitude, et dans une immobilité effrayante. -- Si je parle, Amélie, tu vas me haïr. -- Ce n'est pas là ce que tu dois craindre, a-t-elle ajouté avec un sourire qui m'a fait frémir. -- Eh bien! apprends donc qu'entraîné, égaré par la passion que tu m'inspires . . . . -- Ton nom, ton nom, a-t-elle interrompu? c'est ton nom que je veux: si tu tardes un moment à le prononcer, peut-être ne l'entendrai-je plus." Tout son corps tremblait: elle fixait sur moi ses yeux égarés; elle respirait à peine: le nom qu'elle demandait allait la tuer, j'en étais sûr . . . . Je n'ai point eu de forces pour un pareil crime; cependant elle me pressait, il fallait répondre. Eperdu, hors de moi . . . . je ne sais comment votre nom s'est présenté tout-à-coup; mais, par un mouvement plus prompt que la pensée, il m'est échappé . . . . Elle a jeté un cri. "Adophe de Reinsberg, l'ami d'Ernest, le second fils de Madame de Woldemar! ah, malheureuse! malheureuse!" Et elle [p. 139] est tombée evanouie sur le plancher. J'ai couru à elle pour la secourir; mais son cri avait éveillé ses femmes; j'ai entendu venir du monde: risquer d'être surpris la nuit près d'elle, c'était la perdre; il a donc fallu la quitter. O Adolphe! était-ce là un sacrifice! je la laissai expirante: ah, si mon honneur seul l'eût exigé, il l'eût exigé en vain; mais compromettre celui d'Amélie, de mon épouse, il valait mieux mourir tous deux. Je suis sorti précipitamment sur la terrasse, et refermant la porte sur moi, j'ai écouté ce qui se passait dans la chambre. On a mis Amélie dans son lit, et elle commençait à reprendre ses sens, lorsque M. Grandson est accouru. "Que lui est-il arrivé? qu'a-t-elle donc? s'est-il écrié en entrant: est-ce une faiblesse? donnez-lui de l'air; il faut tout ouvrir." Il s'est avancé vers la porte où j'étais; j'ai tremblé qu'il ne me découvrît; et, comme il n'y avait sur la terrasse aucun lieu qui pût me dérober à [p. 140] sa vue, je me suis élancer dans le lac, et j'ai gagné à la nage mon bateau qui m'attendait à un petit quart de lieue.

A présent, Adolphe, vous allez me demander le parti que je compte prendre; je n'en sais rien encore: je vais écrire à Amélie, et sa réponse décidera mon sort: si elle accepte ce que j'ose lui proposer; si elle consent à fuir avec moi, je m'affranchirai du poids insupportable d'une dissimulation odieuse, et elle saura enfin qui je suis. Mais vous, mon ami, vous n'entendrez plus parler de moi; ma mère ne verra plus son fils; elle en mourra, sans doute . . Ah, miserable Ernest! où fuiras-tu assez loin, où trouveras-tu des antres assez sauvages pour que la funeste nouvelle de cette morte ne vienne jamais jusqu'à toi?


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Page Last Updated 5 March 2004