Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 148 - 151]

LETTRE LIX



Ernest à Adolphe


Le même jour, à quatre heures du soir.

[p. 148] Amélie ne veut point partir: dans cette âme si tendre, l'amour, tout impérieux qu'il est, ne peut étouffer la voix de la nature et du devoir; son fils, son frère la rétiennent. O Amélie! je ne me plains point de ton coeur; mais cependant ma mère ne m'arrêterait pas.

Si j'avais pu croire que ce refus vînt de la confiance que lui inspire le caractère de Madame de Simmeren, et de l'espoir d'obtenir facilement son aveu, je lui aurais appris, pour la décider, l'obstacle que nous avions à redouter, et l'ennemi que je voulais fuir; mais elle déclare positivement qu'elle ne m'épousera pas malgré Madame de Simmeren; que s'il était possible que [p. 149] cet aveu nous fût refusé, elle s'y soumettrait, et que la mort lui paraît moins affreuse que le remords d'avoir fait le malheur de ma mère . . L'insensée, dans sa vertueuse exaltation, ne pense donc pas au mien! . . . . Mais, n'importe, je suis sûr, dans les dispositions où elle est, que si j'avais nommé Ernest, j'aurais vu Amélie pour la dernière fois. Mon ami, pour la conserver, je n'ai d'autre moyen que de prolonger son erreur jusqu'à ce que j'ai déterminé ma mère: vous voyez donc que mon sort est entre vos mains, car je n'ai pas le droit de me servir de votre nom sans votre consentement, et vous avez celui de détromper Amélie: mais rappelez-vous tout ce qui s'est passé, l'état où l'a réduite le seul nom de l'ami d'Ernest, et que le premier mot qui lui est échappé, que la première idée qui l'a saisie a été le second fils de Madame de Woldemar. Je vous le répète, s'il lui avait fallu dire son propre fils, à présent je n'aurais plus d'épouse [p. 150]. Ce n'est qu'autorisé de l'aveu de ma mère, que je puis me découvrir sans risquer sa vie: jusque-là, Adolphe, j'ai besoin non-seulement de votre silence, mais de votre secours: il est indispensable que vous me renvoyiez à Dresde les lettres qu'elle vous adressera en Suabe, et que vous fassiez mettre à la poste de Kempten celles que je lui écrirai de la Saxe. Adolphe, s'il était possible que vous vous refusassiez à ce que je vous demande, et que, par votre impitoyable franchise, vous portassiez la mort dans le sein de la femme que j'adore, il n'y aurait plus de reconnaissance, d'amitié qui me retînt; je ne verrais plus en vous le compagnon de ma jeunesse, mais un bourreau, un assassin; je vous poursuivrais comme tel jusqu'au bout du monde, et je verserais votre sang . . . Oui, votre sang, Adolphe; j'y pense et je ne me dédis pas. O mon ami! prends pitié d'un malheureux qui ne ses connaît plus; cède un moment; [p.151] que l'austérité de tes principes fléchisse devant l'amitié suppliante; prends pitié de mon épouse, dont tu dois à jamais admirer la conduite: veux-tu ôter la vie à celle qui t'a conservé ton ami? Si elle eût partagé mon délire, tu me perdais pour toujours; je me déshonorais, je brisais ton coeur, j'enfonçais un poignard dans celui de ma mère, je devenais ravisseur, parricide; c'est elle seule qui m'a retenu sur le bord du précipice; et pour prix de ce bienfait; pour prix de sa vertu, Adophe, tu lui donnerais la mort . . . . . Non, tu n'es pas capable de cette barbarie, je puis être sûr de toi; et la reconnaissance, l'humanité, l'honneur doivent me répondre de ton silence autant que l'amitié même.


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Page Last Updated 6 March 2004