Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 169 - 173]

LETTRE LXVI



Albert à Amélie


Prague, 29 Mai.

[p. 169] Je suivrai de près ma lettre; et il y a long-tems que je serais chez ton oncle, si mon funeste séjour dans ma terre n'eût interrompu nos communications. Dès l'instant que tu m'as parlé de ton amour, j'aurais couru pour te sauver; et, ainsi que M. Grandson, je n'aurais pas applaudi à ton choix, et cherché à accroître ton sentiment avant de m'être assuré que l'objet en était digne; mais ce n'est qu'en arrivant ici que j'ai eu tes lettres. Celle où tu m'avoues le sentiment que t'inspire M. Semler m'a été remise en même tems que celle du 21 de ce mois, où tu m'apprends son départ et le refus qu'il a fait de ta main: tu crois bien que, dans l'état où tu es, je n'attendrai pas d'autres nouvelles [p. 170] pour t'aller joindre; je serais parti aujourd'hui, si je n'avais préféré que ma lettre me devançât de quelques jours pour te préparer à mon arrivée, qui, autrement, aurait pu trop te surprendre. Je laisserai croire au Baron de Geysa et à sa femme que je suis toujours en Bohême: Blanche seule saura mon secret. Chère Amélie! je ne connais que mon amitié qui puisse égaler le respect que tu m'inspires; oui, je suis fier de toi, car en aimant beaucoup tu as su te conserver pure et sans tache; tu es l'orgueil, le bonheur de ton frère, et il est impossible que cette pensée et le sentiment de ton innocence te laissent sans consolations lors même que M. Semler se montrerait, par sa conduite, indigne de ton amour. A cet égard, Amélie, je suis loin de penser comme ton oncle; ce refus si extraordinaire peut avoir eu de nobles motifs; et l'homme qui réunit au coeur qui sait apprécier le tien, le courage de renoncer à toi, ne doit point être un [p. 171] homme méprisable. Mon Amélie, nous causerons; je verrai M. Semler, oui, quelque part qu'il soit, je le verrai: si je ne me trompe, il est digne de ton estime; et comme il n'y a sur la terre que la vertu qui soit plus aimable que toi, elle seule, sans doute, a pu être pour lui d'un prix au dessus de ta main. Si j'ai bien jugé, et qu'il existe au monde un homme capable d'un si héroïque sacrifice, qu'il me sera doux de dévouer mon tems, ma fortune, ma vie à briser les obstacles qui te séparent de lui, et à ramener aux pieds de la femme qui n'a point sacrifié sa vertu à l'amour, l'homme qui a mis le devoir au dessus du bonheur! Seuls, vous serez dignes l'un de l'autre; et si ton heureux frère peut unir ton sort à celui d'un pareil époux, alors ô ma jeune amie! cesse tes voeux pour mon bonheur, et ne demande plus rien à ce ciel qui aura tant fait pour moi: mais si je m'égarais dans de vaines espèrances, et qu'il te fallût renoncer à ton amour, [p. 172] Amélie, je ne t'abandonnerai pas, je te presserai sur mon coeur, je remplirai le vide du tien par ma tendresse, et en te consacrant ma vie, je te persuaderai peut-être que quand on est si tendrement aimée, on n'a pas encore tout perdu.

Surtout, Amélie, quoi qu'il arrive, ne pense jamais qu'ayant été moins sage, tu eusses été plus heureuse: par une faiblesse, une femme accroît tous ses maux et n'en évite aucun: quand les hommes disent autrement, sois sûre qu'ils ne disent pas ce qu'ils pensent; ils établissent, je le sais, que, lorsqu'une femme tendre succombe, ce ne sont point ses sens qui l'entraînent, mais son coeur qui la fait céder à ceux de son amant, et qu'on doit aimer davantage celle de qui on reçoit un pareil bienfait. Il n'en est aucun pourtant qui, en conduisant une femme à l'autel, ne préférât beaucoup lui devoir moins de reconnaissance, et ne sente son amour refroidi par cet abandon même qui devait l'augmenter [p. 173]. Sur ce point, ne crois que moi, Amélie; ne doute pas que l'homme qui exalter le plus ce dévouement de l'amour, ne soit près d'être inconstant: s'il demeure fidèle, l'honneur seul l'y détermine, et ce n'est jamais qu'à regret qu'il devient l'époux de celle qui lui a tout accordé. O mon Amélie! juge combien il est doux au coeur de ton frère de pouvoir trouver des consolations pour toi dans de pareilles vérités!

Blanche me mande que Madame de Woldemar se tient enfermée dans sa terre, qu'elle n'y reçoit que ses plus intimes amis, et que sa santé est fort altérée. Ernest devrait être à Dresde; on l'y attend tous les jours: s'il arrive pendant mon absence, puisse la conduite de Blanche ne pas ajouter à la tristesse que j'éprouve en m'éloignant d'elle, et en te sachant dans la peine! Adieu, mon Amélie: après cette lette, tu n'attendra pas long-tems ton frère.


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Page Last Updated 8 March 2004