Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 180 - 185]

LETTRE LXIX



Ernest à Amélie


15 Juin.

[p. 180] Non, ta défiance ne m'offense pas, mais elle me fait connaître une affliction [p. 181] nouvelle. Moi, je t'abandonnerais! je craindrais ma propre faiblesse! je serais arrêté par Madame de Woldemar . . . . ; quels blasphèmes oses-tu prononcer? Ne te souvient-il plus, femme injuste et chérie, que c'est malgré moi que je suis ici, que si tu m'avais voulu croire, aucune considération ne m'aurait retenu, que nous n'aurions demandé l'aveu de personne pour nous unir, et que maintenant notre bonheur serait à l'abri de tout obstacle? Ce n'était donc pas assez de déchirer mon coeur par ton refus, tu le désoles par tes soupçons . . . . O Amélie! tu doutes de mon amour, tu peux croire que je pourrais vivre sans t'aimer! Et toi, le pourrais-tu? pourquoi donc me juger autrement? Et quand nos existences sont si bien confondues, que nous n'avons plus qu'une âme, que nous ne faisons plus qu'un tout, pourquoi mettre une différence dans notre amour? Ah! si tu savais à quel point ta pensée est la seule dont je puisse m'occuper, et [p. 182] dont aucune autre ne peut me distraire; en rentrant dans ma patrie, en revoyant ces lieux où j'ai passé mon enfance, je ne songeais qu'à toi; en recevant les caresses de ma mère, hélas! c'était encore à toi que je pensais. Amélie! tu es ma vie autant que ma félicité, et je t'assure que de la manière dont tu t'es emparée de mon coeur, il faudrait pour t'en arracher, une puissance telle qu'il n'y en a pas sur la terre; le ciel même, à moins qu'il ne m'anéantît, ne pourrait faire que je cessasse de t'adorer. Ah! qu'il me fût possible de savoir te dire tout ce que j'éprouve à la vue de tout ce qui me vient de toi: jusque dans ces lettres où tu oses douter de ton amant, c'est un mot, c'est une expression qui me charme; c'est ton écriture, c'est ton souvenir, c'est toi enfin que je retrouve sur le paper; je voudrais pouvoir lui communiquer toute l'émotion qu'il me donne, tout le plaisir qu'il me cause; c'est vers toi que mon coeur remonte pour trouver [p. 183] la source de la vie, et en t'aimant, s'il lui reste quelque chose à désirer, c'est de répandre sur toi autant de félicité qu'il en reçoit. O mon Amélie! si le reste du monde ne t'était rien auprès de moi, si je pouvais te faire tout oublier, et que mon amour pût te suffire, combien je serais peu effrayé de l'avenir! Que m'importerait d'être entraînée dans l'abîme par la passion qui me dévore, si nous devions y être ensemble? Partout où je serai avec toi, ne trouverai-je pas les célestes joies, le ineffables ravissemens? Que puis-je vouloir sur la terre? et que peut-il y avoir pour moi dans le ciel, si ce n'est toi? O femme de mon coeur! sois seule mon partage pendant l'éternité, je ne demande point d'autre bonheur.

Tu remarqueras sans doute qu'il est des articles ce tes lettres auxquels je ne réponds point. O Amélie! c'st en effet un tourment bien cruel, bien plus cruel que tu ne crois de dissimuler avec ce qu'on aime: si tu savais ce que j'ai [p. 184] souffert en te cachant mon nom, si tu savais ce que je souffre encore . . . . Il est trop vrai que je ne t'ai pas tout dit, et que ma situation ne t'est pas entièrement connue . . . tu as deviné une partie de ce que je te cachais . . . . J'ai promis, en effet, une entière obéissance à Madame de Woldemar; mais il dépendrait de ma mère de me dégager de ce serment; et ma mère m'aime avec une vive affection! j'en ai reçu un si tendre accueil, que je n'ai point perdu l'espérance de la toucher en notre faveur. Si je ne l'avais pas trouvée malade, je lui aurais déjà parlé; mais pour obtenir d'elle l'effort que je vais lui demander, il faut attendre qu'elle soit mieux . . . Cependant ne t'afflige pas, mon épouse adorée, et conserve-moi le seule bien qui me fasse aimer la vie.

Pourquoi rougir devant ton frère? de quoi es-tu donc coupable? n'ètais tu pas libre de disposer de ton coeur, de ta main? Mais, Amèlie, si mes prières ont quelque pouvoir sur toi, tu [p. 185] garderais le silence avec lui, tu me laisseras seule le soin de l'instruire de mon nom, de mon amour, de nos liens; je te promets de lui ouvrir mon coeur: Albert est déjà mon frère, il sera mon ami; et s'il était possible que ma mère demeurât inflexible, je suis sûr que lui-même te dira que ton devoir est de me suivre, et alors tu obéiras sans doute. Hélas! Amélie, faut-il que pour te décider, je compte plus sur l'amitié de ton frère que sur mon amour.


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Page Last Updated 9 March 2004