Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 200 - 204]

LETTRE LXXI



Amélie à Ernest


29 Juin.

[p. 200] Tu me dis espérer, tu me pries d'être tranquille: je veux t'obéir; je ne m'inquiéterai point de ce que tu me caches, quoique ma vie en dépende; je ne penserai qu'à ton amour: un amour comme le tien doit me suffire: oh! combien il fut qu'il soit extrême! puisque dans la situation où je suis, je puis ne pas mourir de douleur. Que j'avais besoin de ta lettre! tu avais tardé à m'écrire. et d'affreuses craintes commençaient à déchirer mon coeur. Cher Adolphe! pardonne, mais je n'aurais pas de soupçons, si j'étais encore innocente: quels que soient mes torts, [p. 201] ta lettre me les a fait tous oublier; elle a dissipé mes inquiétudes, elle m'a rendu l'espérance; je la porte là, sur mon sein, cette source de toute vie et de toute félicité! ô sais-tu, sais-tu Adolphe, quel bien un tel papier fait au coeur!

J'ai revu mon frère, et je l'ai revu sans plaisir, ou plutôt tant de peine se mêlait à tant de joie, que je versais des torrens de larmes entre ses bras, sans pouvoir dire quel sentiment les faisait couler; il m'a parlé de Henry Semler: à ce nom, il a vu une telle confusion, une telle tristesse dans toute ma contenance, qu'il s'est arrêté: il croit que nous sommes séparés pour toujours; mon oncle le lui a dit; mon oncle lui a raconté tout ce qui s'est passé entre nous, du moins tout ce q'u'il sait; et, malgré l'extrême bonté de son coeur, la colère qu'il conserve contre Henry Semler, le lui a fait peindre sous les couleurs les plus défavorables. La douleur où je suis plongée nourrit et accroît [p. 202] son ressentiment, et plus je m'afflige, plus il vous hait. Après avoir recueilli de sa bouche tous les détails de votre conduite et de votre refus, mon frère est venu près de moi, et pressant mes deux mains sur sa poitrine: "Ma soeur, tu ne me diras donc rien? tu fermes ton coeur à ton ami, à ton premier, ton seul ami, à celui qui, pour assurer ton bonheur, aurait donné jusqu'à sa vie." A ces mots, je n'ai pas même eu besoin pour me taire de penser à votre recommandation, il m'a suffi de ma honte: je suis tombée à genoux toute en pleurs, et sans pouvoir proférer une parole; je regardais mon frère, et je reprochais au ciel de m'avoir rendue indigne d'un tel ami. Il m'a relevée, et ayant approché sa chaise du fauteuil où j'étais assise, il m'a fixée long-tems d'un oeil triste; puis il m'a dit: "Ma soeur, ne veux-tu plus causer avec moi, et mon amitié te fatigue-t-elle? -- O mon frère! mon digne frère! ai-je repris d'une voix étoufée, par pitié ne m'interroge [p. 203] pas. -- Pourquoi donc? a-t-il répondu d'un air étonné et même un peu sévère; et comment Amélie craint-elle de m'ouvrir son coeur? quelle peut être la cause de ce silence? Je ne vois que deux, a-t-il ajouté après avoir attendu vainement ma réponse: ou ma soeur est coupable, ou elle a cessé de m'aimer. --- Ah! lui ai-je dit en me jetant dans ses bras, je ne sais si mon amour même m'est plus cher que toi." Ces paroles étaient l'aveu que son autre supposition était vraie; je l'a senti en les prononçant, et l'idée de paraître criminelle aux yeux du plus vertueux des hommes, m'a causé un tel effroi, que je suis tombée sans connaissance à ses pieds. Depuis ce moment, il ne questionne plus; son air est plein d'indulgence; il me traite avec la plus tendre bonté; mais je vois dans ses yeux une sombre tristesse plus cruelle à mon coeur, que les plus cruels reproches: que serait-ce donc, s'il était sûr sa soeur est déshonorée, et que c'est à Adolphe de [p. 204] Reinsberg qu'elle appartient; à Adolphe, qui, pour s'unir à elle, n'est pas sûr d'obtenir l'aveu de sa mère; à Adolphe qui s'entoure de circonstances si mystérieuses, que l'oeil même de celle qu'il aime, ne saurait les pénétrer? Sans doute il serait au désespoir; il n'aurait pas, comme moi, ton amour pour le rassurer et le consoler de tout.


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Page Last Updated 10 March 2004