Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 131 - 135]

LETTRE C



Blanche à Albert


Blanche à Albert, Vienne, 4 Octobre, six heures du soir.

[p. 131] On me défend de rester auprès de votre soeur; du moins j'emploierai les heures qu'il ne m'est pas permis de lui donner, à vous parler d'elle, et à vous raconter tous les détails de ce terrible événement.

Pour pourvoir être fidèle à vos recommandations, j'évitais Ernest depuis quelques jours, parce que la vue de sa douleur et ses ardentes sollicitations avaient pensé plus d'une fois m'arracher votre secret. Hier, j'hésitais à aller à la fête que donnait ma tante; je savais qu'Ernest avait tenté toutes [p. 132] sortes de moyens pour pénétrer jusqu'à moi; il m'écrivait à toutes les heures: j'étais sûre qu'en me voyant, il allait renouveler ses prières, et je ne l'étais pas d'y resister; j'aurais voulu trouver un prétexte pour ne pas paraître dans cette assemblée; mais mes parens et Madame de Woldemar ne me l'auraient pas permis: il a donc fallu y aller.

Pendant le concerte et le souper, l'étiquette ne me permettant point de quitter ma mère, Ernest m'a pu me parler; mais à peine le bal a-t-il été ouvert, que le masque autorisant plus de liberté, il est venu à moi, m'a suppliée de lui donner le bras un instant, un seul instant, m'assurant que sa destinée en dependait: je l'ai suivi en tremblant; il m'a fait traverser diverses salles remplies de monde, et s'est arrêté dans celle qui lui a paru la plus solitaire et la moins éclairée. Plusieurs masques allaient et venaient; un seul s'est assis du côté de la porte, à quelque distance de nous, et est demeuré tellement [p. 133] immobile, que j'ai cru qu'il dormait. Cependant Ernest, peu occupé de ce qui se passait autour de lui, a ôté son masque, s'est assis près de moi, et m'a dit très-bas: "Je suis décidé à partir dans quelques heures pour aller chercher Albert: en m'avouant la vérité, vous m'épargnerez une recherche qui me fera perdre un terms précieux, et d'où dépend peut-être la vie des personnes que vous aimez: voyez ce que vous voulez faire." Cette déclaration m'a étourdie, et j'étais prête à lui tout avouer; mais me rappelant et votre volonté et les maux qui pouvaient suivre une indiscrétion, j'ai retrouvé du courage, et m'échappant de ses mains: "Non, lui ai-je dit; c'est en vain que vous cherchez à m'attendrir: vous ne me ferez pas trahir Albert. -- Blanche, a-t-il repris avec un trouble qui l'empêchait de modérer sa voix; Blanche, vous ne savez pas tout le mal que vous pouvez me faire en résistant à mes prières . . . . vous ne [p. 134] savez pas ce qu'est mon amour: ce n'est pas un amour ordinaire. Ah! je vous en conjure, Blanche, soyez sensible à la pitié; je vous en vous l'arbitre de ma destinée: cédez, cédez , ou je meurs." Il m'entourant de ses deux bras pour m'empêcher de le quitter; il était à mes pieds, versait un torrent de larmes: j'ai perdu la force de refuser: ma main est restée dans la sienne. "Venez, lui ai-je dit en retournant à la place que nous venions de quitter: vous l'emportez."

Alors, le masque que je croyais endormi s'est levé brusquement; il a tiré un crayon et un morceau de papier. Je l'ai vu écrire avec agitation quelques lignes. "Prenez garde, dis-je à Ernest, on nous écoute." Ernest se retourne; le masque approche, lui remet son papier en lui serrant la main avec violence, et s'échappe.

Dieu! s'écrie-t-il, si c'était elle! En achevant ces mots, il me quitte, court de salle en salle, fend la presse, [p. 135] interroge tous ceux qu'il rencontre, dépeint le masque qu'il poursuit, en saisit un, s'aperçoit qu'il s'est mépris, revient sur ses pas. J'avais tâché de le suivre; je l'atteins au même lieu où nous étions d'abord ensemble: il était prêt d'une lumière, lisait le billet, et sans me voir, sans m'entendre, il fuit et s'élance hors de la maison.

Les détails qui suivent, il me les a racontés il y a une heure: comptez sur leur exactitude.


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Page Last Updated 18 April 2004