Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 206 - 217]

LETTRE CIII [Continuation VI]



Blanche à Albert


A minuit.

[p. 206] Elle est sortie alors, nous laissant consternés d'un refus qu'il paraissait d'autant plus impossible de vaincre, qu'il n'en résultait plus d'obstacles. Ma mère s'est levée pour la suivre: Amélie a étendu les bras vers elle en s'écriant: "Partez-vous aussi en me haïssant, ma tante? -- Madame, lui a [p. 207] répondu ma mère d'un ton froid, vous vous êtes étrangement égarée, et dans la situation où vous vous trouvez, la bienséance ne permet pas que je tente rien ne votre faveur." Sans insister, Amélie a laissé tomber ses bras en levant doucement ses yeux au ciel, et ma mère s'est retirée: à peine a-t-elle été dehors, que mon père s'est avancé, et prenant la main d'Ernest et d'Amélie, il leur a dit: "Je n'entends rien à tous ces discours; mais je vois que le plus pressé est de vous marier. Si vous m'en croyez, mes enfans, ne perdez pas une minute, et aussitôt qu'Amélie aura le titre de Comtesse de Woldemar, soyez sûrs que les dames les plus fières se feront un honneur d'être présentées chez elle." Amélie s'est jetée dans les bras de mon père en pleurant. "O mon oncle! il me reste donc un ami dans ma famille!" Ernest lui a serré la main avec une vive reconnaissance en ajoutant: "Mon oncle, dans la cérémonie, ne consentirez-vous pas à [p. 208] servir de père à mon épouse, a votre nièce?" Il a paru embarrassé de la proposition. "Je le voudrais beaucoup, a-t-il répondu, mais je craindrais de me brouiller avec ma soeur, et de m'ôter ainsi tout moyen de vous réconcilier. -- Mon bon père, lui ai-je dit en le caressant, il faut absolument que vous et moi soyons présens au mariage d'Amélie: ce n'est pas assez de l'approuver en secret, il faut le soutenir hautement, et montrer au public qu'elle a reconquis l'amour des ses parens, puisque le chef de la famille la protège: mon père, voyez donc que c'est le meilleur moyen d'appaiser le courroux de ma tante, car votre opinion sera la règle de tous: quand on dira partout, M. de Geysa pense ainsi, personne ne se croira le droit de penser autrement: soutenu de votre opinion, Ernest ne déchoiera dans celle de personne: à la ville, il pourra prétendre à la même estime; à la cour, aux mêmes honneurs; et quand ma tante [p. 209] sera bien convaincue que le mariage de son fils n'aura point contrarié ses prétentions ambiteuses, elle pardonnera sans peine: c 'est à vous, mon bon père, c'est à votre courage que nous devrons cet heureux succès. -- Aimable flatteuse! comme vous savez arranger les choses à votre fantaisie, et me faire vouloir tout ce que vous voulez! . . Eh bien! mon père, vous y consentez, n'est-ce pas? nos ne quitterons point cette maison qu'Amélie ne soit mariée, afin que quand Albert reviendra, il y a soit reçu par la Comtesse de Woldemar . . . . . O généreuse amie, ce n'est donc pas assez pour toi de mon bonheur, tu penses aussi à celui de mon frère, s'est écriée Amélie en m'embrassant avec ardeur, et tu veux qu'il ait à rougir le moins possible de sa coeur . . . Et savez-vous, ma fille, quand il sera ici? m'a demandé mon père . . . Mais dans quelques jours, je présume . . . . . Voyez, Amélie, c'est pour courir après vous pourtant que [p. 210] votre frère a abandonné ma Blanche. . . . . Mon oncle, lui a dit Amélie, prenez pitié de moi, et ne faites pas repasser dans mon coeur tous les maux que je cause: hélas! je n'ai pas besoin qu'on me les rappelle --- Non, mon enfant, je ne veux point vous affliger: si vous avez l'âme bien placée, vous devez souffrir assez du désordre qui règne dans votre famille, et que vous ne pouvez attribuer qu'à vous: un frère qui court sur les grands chemins, le mariage d'une amie reculé, un fils brouillé avec sa mère, voilà bien assez de raisons pour vous désoler sans que j'ajoute à votre peine." Et cependant, tout en parlant ainsi, il enfonçait de nouveaux traits dans le coeur d'Amélie; la force passagère que lui avait inspiré la présence de Madame de Woldemar était épuisée: je la voyais s'affaiblir malgré tous ses efforts, et sur son visage décoloré, la souffrance physique se confondre avec la douleur morale. Ce changement [p. 211] n'a point échappé à Ernest; il lui a présenté quelques gouttes pour la ranimer, avec une inquiétude qu'il cherchait à dissimuler. "Amélie, lui a-t-il dit, vous n'êtes pas bien: vous avez besoin de repos. -- Vous avez raison, j'en ai besoin; mais, a-t-elle ajouté avec un sourire forcé, le repos, il viendra." A ce moment un domestique est venu avertir mon père que ma mère le demandait. "J'y vais, a-t-il dit. -- Non, mon père, non, vous n'irez pas que vous n'ayez donné votre parole à Amélie d'assister à son mariage. -- Mais puisque son frère revient, ne pourrait-il pas me remplacer? --- Je t'en conjure, Blanche, n'insiste pas davantage, a repris Amélie: la chaleur de ton amitié m'a fait tout le bien que je pouvais recevoir; mais le consentement de ton père, et même celui de ma tante viendraient trop tard à présent. --- Amélie! qu'as-tu dit? a interrompu Ernest d'un air effrayé." Moi, Albert, à ces tristes [p. 212] paroles, j'ai pleuré amèrement, et mon père ému a pris la main d'Amélie en lui disant: "Il ne faut point vous affliger, mon enfant, ni désespérer de l'avenir: aussitôt que votre frère sera ici, épouser Ernest sans délai, je vous le répète . . . . " Comme il parlait, un autre domestique est venu l'avertir que Madame de Woldemar désirait lui parler un moment avant de partir: mon père s'est précipité hors de la chambre, et Amélie, joignant les mains, a dit à Ernest: "Laisseras-tu ta mère quitter sa maison? me laisseras-tu mourrir avec le remords de l'en avoir chassée? O Ernest! je t'en conjure, cours l'appaiser: si pour y parvenir, il faut m'abandonner, n'hésite pas à le promettre: hélas! que gagnerais-tu à lui désobéir? Ernest, ton amour ne peut plus me sauver: mon coeur est blessé à mort, et je suis perdue pour toi: que du moins mes derniers regards te voient réconcilié avec ta mère: et si ma présence lui est odieuse, si elle ne peut [p. 213] me souffrir près d'elle, assure-la, Ernest, que j'aurais la force de m'en aller. -- Qu'oses-tu proposer, Amélie? moi, je t'abandonnerais! que me fait la tendresse de ma mère, que me fait la vie, si je ne dois pas les partager avec toi? Laisse-la partir, cette femme inexorable qui a pu voir ta douleur sans en être attendrie, cette femme barbare qui a déchiré un coeur qui ne sut qu'aimer et pardonner . . . Mais, Amélie, si tu ne peux vivre, je puis mourir: depuis que je porte dans mon âme la conviction que je te suivrai, tu peux me parler de ton dernier moment sans m'effrayer; ce ne sera pas celui de notre séparation. -- Ernest, a-t-elle repris en pleurant, du jour où j'ai commencé à penser et à sentir, je n'ai jamais demandé au ciel d'autre bonheur que celui d'être aimée comme tu m'aimes: hélas! comme il me punit aujourd'hui de m'avoir exaucée! faut-il que ton amour, cet amour ardent, exclusif, qui seule me semblait le [p. 214] bien suprême, soit l'instrument fatal que Dieu ait choisi pour me frapper! . . Mais j'entends un bruit extraordinaire: c'est ta mère qui part . . . . Oh! cours cours donc au-devant d'elle, embrasse ses genoux, retiens-la!" Ernest, éperdu, restait à sa place, ne répondait pas. "Tu ne veux donc pas y aller? s'est elle écriée: eh bien! laisse-moi remplir ton devoir." Alors elle s'est dégagée des bras de son amant qui voulait la retenir; sa faiblesse a disparu, un sentiment exalté lui prêtait une vigueur surnaturelle; elle s'est élancée seule hors de la chambre, elle a volé sur l'escalier; nous prouvions à peine la suivre. "Ma tante, criait-elle, ma tante! au nom du ciel écoutez-moi! que je ne vous chasse point de votre maison! laissez-moi en sortir: je la veux, je le puis!" Elle atteinte Madame de Woldemar comme celle-ci allait passer la dernière porte, s'est jetèe au-devant d'elle, et se couchant sur le seuil: "ma tante, a-t-elle dit [p. 215] d'un air égaré vous ne passerez qu'en me foulant sous vos pieds: non, il ne sera pas dit qu'une femme criminelle vous ait forcée à fuir de chez vous; je mourrai sur cette pierre, je le jure, plutôt que de vous laisser sortir." Quelques mots qu'on n'a pu entendre ont suivi; ses forces l'ont abandonnée, et elle s'est évanouie. Ernest, croyant la voir expirer, a jeté un cri affreux et s'est précipité sur elle: moi, j'ai regardé Madame de Woldemar, j'ai vu ses yeux se remplir de larmes et j'ai cru que la pitié allait enfin l'emporter. Pendant qu'on donnait des secours à Amélie, que chacun s'empressait autour d'elle sa tante la contemplait avec émotion et paraissait irrésolue: à la fin, elle m'a dit à demi-voix: "L'honneur me commande ce dernier effort, mais il me coûte plus que je ne puis l'exprimer . . Je m'éloigne, car je ne résisterais pas à une seconde scène comme celle ci . . . . cette Amélie a des accens qui me déchirent . . Blanche, soignez-la, consolez-la [p. 216], dites-lui bien que je ne veux pas sa mort . . . . dites-lui . . . . Non, ne lui dites rien, et laissez-moi partir." Alors, se détournant du touchant objet qu'elle avait devant elle, elle a monté dans la voiture qui l'attendait, et est partie aussitôt. On a reporté Amélie dans son appartement. Je n'entrerai dans aucun détail sur les momens qui ont succédé à celui-là; ils seraient inutiles, et je n'en ai pas le tems: qu'il vous suffise de savoir que votre soeur, en revenant à elle et en apprenant que Madame de Woldemar avait résisté à ses prières, n'a formé aucune plainte, n'a versé aucune larme et est demeurée dans une morne tranquillité dont rien n'a pu la tirer jusqu'à présent.

Ma mère! -- faut-il avoir de pareils reproches à adresser à une mère! ma mère, plus insensiblé que Madame de Woldemar, s'il est possible, a vu Amélie sans pitié; elle m'ordonne de quitter cette infortunée: le départ de ma tante est, dit-elle, un ordre de sortir [p. 217] d'ici; elle craindrait de l'offenser en ne l'imitant pas, et dès demain nous retournons à Geysa. Mon père n'est point ici; on a éloigné mon bon père, de peur qu'il ne se laissât fléchir par mes prières -- J'ai passé la nuit à écrire; je vois venir le jour: dans un instant il faudra partir, et partir sans revoir Amélie! -- Hélas! la reverrai-je jamais! O mon Albert! quelle était mon erreur en croyant que vous consacrer ma liberté c'était la perdre! Si je vous appartenais, si je ne dépendais que de vous, je pourrais rester ici, suivre tous les mouvemens de mon coeur, et en secourant l'infortune, en m'élevant contre l'oppression et en repoussant l'injustice, je serais sûre de votre approbation.


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Page Last Updated 25 April 2004