Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 224 - 227]

LETTRE CV [Continuation I]



Albert à Blanche


Le même jour, dix heures du soir.

[p. 224] Je n'ai plus d'espoir: la mort est empreinte dans tous ses traits, et pour l'éternel tourment de ceux qui l'aiment, il semble que, pour leur faire mieux sentir l'étendue de leur perte, son angélique douceur et sa tendre sensibilité s'augmentent encore à ses derniers momens. Que de larmes j'ai versées sur ses mains froides et décolorées! que de larmes j'ai dérobées à [p. 225] son inquiète amitié! J'affecte un air serein; ce tendre coeur ne pourrait supporter ma peine, et mourrait de ma douleur autant que de son mal. De combien de bénédictions elle m'a comblé! que de franchise, d'humilité dans son repentir! Oh! comme celle qui pleure ainsi sur ses fautes savait aimer la vertu! Quoique atteinte par la mort, combien cette âme aimante a su retrouver de chaleur pour consoler son frère! avec quelle touchante onction elle a calmé le chagrin de son oncle Grandson, qui sanglotait tout haut en entrant dans sa chambre! En le voyant, elle a demandé son fils; on n'a pas pu lui le voir. Le médecin a craint un trop fort attendrissement, et a parlé même de me faire retirer; mais elle s'y est opposée. "Non, a-t-elle dit en me retenant, ne m'ôter pas encore ce qui m'est cher; il me reste si peu de tems pour aimer!" La vue d son fils l'a troublée beaucoup; elle le [p. 226] pressait contre son sein avec une sorte d'agitation convulsive; on eût dit qu'elle se reprochait intérieurement de l'abandonner. A la fin, elle l'a remis entre mes bras. "Garde-le près de toi, Albert, et promets-moi qu'il ne te quittera jamais." Je l'ai juré. "Pauvre enfant! a-t-elle ajouté avec un doux sourire, ne pleure plus maintenant: quand la mort de ta mère t'acquiert un tel protecteur, elle n'est pas un malheur pour toi." A ce mot de mort, l'enfant a jeté des cris si perçans, que j'ai été obligé de l'emporter de la chambre; il se débattait entre mes bras pour rester; et s'adressant à Ernest, il lui a dit: "Mon bon ami Semler, empêche Albert de m'emmener." Ce nom fatal de Semler, qui a réveillé tant de divers souvenirs, nous a tous attérés. Hélas! c'est lui qui a perdu Amélie, chacun l'a senti eu même tems; et pour la première fois depuis mon retour, j'ai vu Ernest changer de visage: Amélie s'en est [p. 227] aperçue, et j'ai entendu qu'elle lui disait tout bas: "Pourquoi t'affliger? à présent tout cela est égal, et tu sais bien que tu m'a promis d'être calme." Blanche, ces paroles jointes à la tranquillité d'Ernest et au silence qu'Amélie garde avec lui, tandis qu'elle s'occupe sans cesse de moi, ne me prouvent que trop que ces infortunés sont d'accord, et que, résolus à mourrir ensemble, ils n'ont ni regrets, ni consolation à se donner.


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Page Last Updated 25 April 2004