Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 243 - 247]

LETTRE CVIII



Adolphe à Blanche


Vienne, 3 Novembre.

[p. 243] Je vous plains de vous être consumée dans l'attente d'une nouvelle qui ne pouvait être que funeste; mais jugez, mademoiselle, s'il a été possible au Comte Albert de vous la donner, lorsque moi, éprouveé dès l'infance par l'adversité, moi qui sais si bien que tous les hommes sont condamné à souffrir jusqu'à ce qu'il disparaissent de cette vallée des larmes, j'ai eu besoin de plusieurs jours pour me mettre en état de vous faire le rapport exact de ce que j'ai vu dans cette demeure de désolation.

Vous avez su, mademoiselle, que j'étais allé chercher Madame de Woldemar avec de meilleures espérances; je la trouvai pleurant sur la lettre qu'elle avait reçue de moi, et prête à m'accompagner pour sauver ses enfants, [p. 244] s'il en était tems encore. Je crus que, dans cette disposition, rien ne pouvait lui donner plus de joie que la nouvelle du mieux sensible d'Amélie; et en effet, je dois avouer qu'en l'apprenant son premier mouvement fut un mouvement de plaisir; mais cependant, sous un prétexte assez plausible, elle retarda son départ jusqu'au surlendemain; elle me parut même tentée d'attendre, pour partir, d'avoir d'autres nouvelles d'Amélie; et, en se décidant à retourner à Vienne, elle ne céda qu'à mes instantes prières. Pendant la route, je la questionnai, et je ne m'aperçus que trop que ses idées avaient changé. Elle me laissa entrevoir que si la mort d'Améle n'entraînait pas celle d'Ernest, elle ne la regarderait pas long-tems comme un malheur; et il lui échappa même de me dire que si sa nièce était hors de danger quand elle arriverait à Vienne, elle ne voyait pas ce qui l'obligerait à donner son consentement au mariage. Ce mot, mademoiselle [p. 245], excita toute mon indignation; et me livrant à ce qu'elle m'inspirait, je dis à Madame de Woldemar que si elle était capable de m'avoir choisi pour être l'organe de son parjure, je dévoilerais cette iniquité aux yeux de monde entier, et que je la couvrirais du juste mépris dû à son odieuse conduite. Elle me laissa parler sans m'interrompre, et à la fin, levant les mains au ciel: O mon fils! s'écria-t-elle, voilà donc où tu m'as reduite, à employer, pour te sauver de ta perte, de tels moyens qu'un homme obscur et sans nom ait le droit de me les reprocher sans que j'aie celui de m'en plaindre!" Je ne répondis rien; et jusqu'à Vienne nous demeurâmes ensevelis, chacun de notre côté, dans une sombre rêverie. Lorsque la voiture entra sur le Graben, je vis la baronne palîr: elle prit ma main. "Je ne sais ce que j'ai, me dit-elle, mais mon coeur se serre en arrivant dans ma maison." La voiture s'arrêta: on ouvrit la portière; la baronne hésitait à descendre. "Qu'allons-nous apprendre [p. 246], Adolphe? croyez-vous que mon fils nous ait entendus? croyez-vous qu'il vienne au-devant de sa mère?" Sans lui répondre, je frappai à la porte de l'hôtel; un domestique accourut: il avait l'air consterné. Madame de Woldemar s'en aperçut, et voyant que j'allais l'interroger: "Ne lui parlez pas, me dit-elle avec une brusque vivacité, je ne veux rien savoir." Elle entra, puis s'arrêta tout à coup, regarda autour d'elle d'un air inquiet. "Je ne vois point mon fils! Adolphe; allez chercher mon fils. -- J'y vais, lui dis-je; mais vous ête si émue, si tremblante! tandis que je vais monter, reposez-vous dans la salle basse." Je pris son bras pour l'y conduire; j'ouvre la porte: quel spectacle! Au milieu de l'appartement était un cercueil, quelques cierges brûlantes autour; M. Grandson sanglotait debout près de la croisée; l'enfant d'Amélie, étendu sur la bière, se frappait la tête en s'écriant: "Ma mère! lève-toi donc; ô ma mère! lève-toi et me rèponds." L'infortuné [p. 247] Albert, muet, immobile, les bras croisés et la tête baissée, avait les yeux fixés sur la tombe et ne pleurait plus. A cette vue, Madame de Woldemar se rejeta en arrière en poussant un cri affreux; Albert leva la tête, et tressaillit à son aspect. "Amélie! ô Amélie! s'écria la baronne. -- Elle est là, dit Albert d'un air farouche en montrant le cercueil; mais elle n'y est pas seule . . -- O mon fils! mon Ernest! Qu'a-t-on fait de mon fils? où est mon fils?" Albert montra le cercueil une seconde fois sans parler, et Madame de Woldemar tomba sans connaissance à ses pieds.


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Page Last Updated 28 April 2004