Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 23 - 27]

LETTRE LXXXV



Madame de Woldemar, à Adolphe


14 Août.

[p. 23] J'apprends que mon fils vous envoie un exprès, et j'en profite pour vous informer de mes résolutions, afin que vous m'aidiez dans mes projets.

Ernest se sera hâté, sans doute, de vous apprendre que j'avais cédé à ses voeux; je l'avoue, la terreur m'a poussée au delà de toute mesure, et le sang de mon fils est toujours devant mes yeux: je me repens d'autant moins d'avoir paru souscrire à ses prières, que ma rigueur, en achevant d'égarer sa tête, l'aurait livré de plus en plus à un misérable amour, qui n'a pris tant d'empire sur lui qu'en aliénant son jugement; j'ai fléchi, parce que la douceur était le seul moyen de calmer le trouble de ses esprits, et que ce n'est qu'en le rendant à la raison, que je puis espérer de le faire rougir de sa [p. 24] conduite. Je l'avoue, au milieu de la peine que m'a causée sa folie, j'ai rendu grâces au ciel de ce que ce n'était point de sang-froid qu'il se déshonorait; et je n'ai commencé à concevoir quelques espérances, que lorsqu'il m'a été possible d'attribuer son obstination à son état: si le descendant du plus noble sang d'Allemagne a pu vouloir s'avilir, c'est qu'il était en démence: l'idée lui en fera horreur quand il sera rendu à lui- même.

Je sais bien, Adolphe, que vous n'avez pas répondu, comme vous le deviez, aux ordres que je vous ai donnés relativement à votre conduite avec mon fils, et que je n'ai point trouvé en vous la soumission que vous deviez peut-être à mes bontés; mais j'ai lieu de croire pourtant que vous ne les oublierez pas au point d'encourager Ernest dans ses erreurs: s'il était possible que vous en fussiez capable, soyez assuré que cette main, qui ne s'étendait sur vous que pour vous combler de bienfaits, saurait [p. 25] vous atteindre pour punir votre ingratitude; si au contraire vous n'employez votre influence sur votre ami que pour le rendre à ses devoirs, il n'est point de prix que je ne regarde au dessous d'un pareil service, ni de récompense que vous ne deviez attendre de la reconnaissance d'une mère. Voici ce que j'exige de vous: soit en écrivant à Ernest, ou en conversant avec lui, parraissez consterné de ma faiblesse (et vous devriez l'être si vous aimiez sincèrement votre ami), dites-lui qu'il serait odieux d'abuser d'un consentement donné dans un moment de terreur; montrez-lui toujours me tombe près de l'autel où il s'unirait à Amélie, et les torches funéraires lui servant de flambeau d'hyménée; peignez-lui mon dépérissement, la reconnaissance qu'il me doit, les remords qui l'accableront, le mépris public qui le poursuivra; menacez-le de la perte de vote estime et de votre amitié; accablez de votre mépris la malheureuse qui le séduit, [p. 26] et qu'il a peut-être déjà déshonorée; enfin, attaquez à la fois son coeur, son imagination et son orgueil; rendez-moi mon fils, Adolphe, et vos droits à ma tendresse seront aussi puissans que les siens.

Je sais qu'Ernest s'étant servi de votre nom pour tromper Amélie, c'est à vous qu'elle adresse ses lettres, et que vous vous êtes chargé de les rendre à mon fils; je laisse à votre conscience le soin de vous dire tout ce qu'un pareil ministère a de honteux; elle vous dira aussi sans doute que vous ne pouvez réparer cette faute qu'en ne remettant qu'à moi toutes les lettres qui vous arriveront désormais, me laissant le soin de juger si je dois ou non les montrer à mon fils.

Ne croyez point, Adolphe, que les soupçons que je forme contre l'honneur d'Amélie soient le fruit d'une aveugle colère; je la connais bien; je sais quel empire l'amour a sur son coeur; je ne sais que trop aussi combien elle est aimable [p. 27] et séduisante: il est impossible que mon fils, impétueux comme il l'est, ait passé quatre mois auprès d'elle sans avoir tout obtenu de sa tendresse; et ce n'est pas dans la seule connaissance de leurs caractères que je puise cette conviction, mais dans l'extraordinaire résistance de mon fils: s'il ne se croyait pas lié à Amélie, la vue d'une mère expirante aurait vaincu sa passion; et comme je sais qu'il ne l'a point épousée, pourquoi se croirait-il lié, si elle ne s'était pas donnée?

Adolphe, dans notre dernière conversation, vous n'avez dit que si Amélie avait été faible, vous la jugeriez plus indigne de la main de mon fils que je ne le fais moi-même: souvenez-vous de cela, pesez les motifs de mon opinion; tâchez de pénétrer la vérité en vous insinuant dans le coeur d'Ernest; et si j'ai vu juste, et que vous soyez l'homme vertueux pour lequel vous vous donnez vous saurez sans doute ce qui vous reste à faire.


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Page Last Updated 23 March 2004