Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 43 - 50]

LETTRE LXXXVIII



Ernest à Amélie


16 Août, six heures du soir.

[p. 43] O ma bien-aimée! mon épouse! l'idole de mon coeur! le voilà donc arrivé ce jour où tous mes secrets vont t'être dévoilés, et où je puis t'apprendre quel est celui que tu aimes! Chère Amélie, une secrète voix ne t'a-t-elle jamais dit que nous étions nés l'un pour l'autre? et n'as-tu pas senti que pour t'aimer comme je l'ai fait, mon amour a dû commencer avec ma vie? O toi? ma compagne dès berceau, qui la première fis palpiter mon coeur, unique objet de mon idolâtre! oublie Henry Semler, oublie Adolphe, souviens-toi seulement que la main d'Ernest tu fut [p. 44] destinée, que ta foi lui était promise, que ton sort était de t'unir à lui . . . . Amélie, il est accompli . . . . Ah! qu'à ce nom fatal ton coeur ne se retire pas de moi, qu'il soit au contraire mon excuse et ta consolation! il n'y avait qu'Ernest au monde à qui tu pusses pardonner de t'avoir caché son nom au moment où tu venais de t'enchaîner à lui; il n'y avait qu'Ernest qui put t'aimer assez pour vaincre le ressentiment de Madame de Woldemar, et obtenir son aveu pour notre mariage. O mon Amélie! il est donné cet aveu: ma mère consent à te nommer sa fille. Oui, je l'avoue, mon coeur est ivre de joie en traçant ces mots: ils sont le sceau de mon bonheur, ils te prouvent l'excès d'un amour devant qui tout a cédé: la fierté, la vengeance, les préjugés ont tenté en vain de lutter contre lui, il les a tous écrasés de sa puissance, et maintenant il vient à tes pieds te demander le prix de sa victoire, et sa grâce pour t'avoir trompée si long-tems [p. 45]. O mon Amélie! crois-tu que j'eusse eu la force de dissimuler avec toi, si ta vie n'eût dépendu de ton erreur?

Chère Amélie, lis toutes ces lettres adressées à Adolphe, que je joins à celle-ci; elles t'apprendront quels furent mes combats: des le premier instant où je te vis, je fus entraîné malgré moi, et n'espérant obtenir ta tendresse qu'en te cachant un nom qui t'aurait fait horreur, je me déterminai à feindre: cet effort était bien pénible sans doute, mais celui de renoncer à toi était impossible; et si, au moment le plus fortuné de ma vie, où je venais de doubler mon existence, j'eus le courage de te tromper encore, au lieu d'accuser ton amant, Amélie, plains-le d'y avoir été forcé; imagine ce qu'a dû lui coûter un mensonge dans un pareil instant! crois-tu qu'il en eût été capable s'il n'eût craint que la vérité ne te donnât la mort? Souviens-toi de la terrible impression que te [p. 46] causa le seul nom de l'ami d'Ernest; tu tombas sans connaissance; si j'avais dit le mien, l'existence t'aurait-elle jamais été rendu? Cependant, Amélie, je voulais te l'apprendre; si j'avais pu te déterminer à fuir avec moi, à oublier le monde entier, à ne vivre que pour nous, tu aurais su, au pied de l'autel, que l'objet de ta longue inimitié était celui auquel tu allais jurer un éternel amour. Peut être devrais-je te bénir à présent d'avoir repoussé la vivacité téméraire avec laquelle je voulais te pousser à la fuite; cependant, si tu m'avais écouté, nous serions ensemble, la sombre douleur répandue dans tes deux dernières lettres ne penserait pas sur mon coeur, il ne serait pas pénétre du plus mortel effroi à l'idée de ces milles projets qui fermentent dans ton sein. O mon Amélie, tu pleures, et je ne suis point là! un froid papier te portera ma joie, mon amour, mes larmes, et moi, je ne les suivrai point! je l'ai promis; encore [p. 47] quelques jours loins de toi: c'est à cette seule condition que ta main m'est assurée. Ah! il n'y avait que ce bien au monde qui pût valoir un si haut prix. Écoute, mon Amélie, tu connais ma mère: si mon amour a pu l'attendrir, il ne l'a point réconciliée tout à fait avec notre hymen, et peut-être aimerait-elle mieux encore que je tinsse mon bonheur d'une autre que de toi. Elle exige que notre mariage soit précédé d'un séjour de deux mois à Vienne, parce qu'elle espère que les fêtes brillantes de la cour et la vue de la jeune princesse qu'elle me destine pourront me détacher de toi; mais mon Amélie ne le craindra pas; elle connaît trop ce coeur tout plein de son image; elle sait que les femmes les plus belles ne me sont rien, et qu'il n'y en a qu'une au monde pour moi. O ma charmante, ma divine épouse! que ta délicatesse ne s'offense point, si l'orgueil de ma mère suspend encore notre bonheur: qui s'irriterait plus [p. 48] que moi de cette horrible attente, si mon amour ne me rendait tout facile? Puisse le tien t'inspirer de même! Quoique la conduite de ma mère soit un outrage, ne te révolte pas contre'elle, adoucis-la au contraire: toi qui sais si bien pénétrer dans le coeur et en toucher les cordes les plus sensibles, force ma mère à t'aimer; et en lui montrant ce que tu vaux et le charme qu'on goûte à te chérir, tu la puniras assez d'avoir pu te haïr si long-tems.

Je n'a pas vu ton frère depuis son retour. J'ai été malade, bien malade: ô mon angélique amie! un jour tu donneras des larmes au récit de mes maux; mais alors ton heureux amant les essuiera, et des larmes de joie couleront à leur tour . . . . Avenir enchanteur! retrouver ton regard, ton sourire, te presser sur mon coeur, te posséder à jamais, voilà donc quel sera mon sort! tu m'aimes et tu seras à moi. Ah! comme toutes les douleurs fuient devant ces mots: tu m'aimes et tu [p. 49] seras à moi! Amélie, je ne me plains plus, je bénis mes souffrances, et je ne frémis plus que de l'idée d'avoir été sur le point de détruire une existence destinée à tant de bonheur.

Je voulais te parler de ton frère, mais je ne sais plus retrouver mes idées; elle sont encore si confuses . . . . J'ai beaucoup écrit aujourd'hui, et ma tête est bien faible . . . . Amélie, tu ne sais pas que ma raison a été ébranlée un moment: ah! lorsqu'il m'a fallu renoncer à toi, comment aurais-je pu la conserver et ne pas mourir? en m'abandonnant, elle m'a sauvé; en m'abandonnant elle m'a ôté une partie du sentiment de mon malheur: je doutais du moins dans mon délire, et c'est à ce doute que je dois la vie.

J'attends ton frère demain matin; je lui dirai tout, Amélie: n'est-ce pas exécuter ta volonté? n'est-il pas ton ami? lui parler de notre bonheur, n'est-ce pas ajouter au sien? Il saura ce que nous sommes l'un pour l'autre; [p. 50] il verra mon amour, le tien; il apprendra que ce n'est qu'ensemble que nous pouvons retrouver la vie, il s'attendrira sur nos peines, il me parlera de toi, il me nommera son frère: je croirai déjà être heureux; oui, oui, qu'il pénétre dans ce coeur tout à toi; je ne veux rien lui cacher, rien que cette félicité divine que j'ai trouvée dans tes bras, et que doivent seuls connaître ce ciel qui l'a créée et l'ange dont je la tiens.

Je n'attendrai point d'avoir vu ton frére pour fermer cette lettre: cela la retarderait d'un jour, et un jour est un siècle; mais demain je t'écrirai encore, je t'écrirai à tous les instans. Maintenant, Amélie, que tous mes secrets te sont connus, et que je ne suis plus condamné à l'intolérable tourment de te cacher quelque chose, tu ne me reprocheras plus mon silence, tu ne me diras plus: pourquoi ne m'écris-tu pas?


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Page Last Updated 6 April 2004