Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 85 - 89]

LETTRE XCIII



M. Grandson à Albert


2 Septembre.

[p. 85] Je n'y puis plus tenir, il faut que je lui désobéisse. Mon cher monsieur le comte, Amélie m'a quitté; je ne sais ce qu'elle est devenue: depuis ce jour, je ne puis ni manger ni dormir; je pleure du matin au soir: vous savez comme je l'aimais; elle était ma fille; je voulais lui donner toute ma fortune eh bien! elle s'en est allée sans me [p. 86] dire en quel endroit. Malgré son ingratitude, je ne puis lui en vouloir; sa lettre, à laquelle je ne comprends rien, me montre son pauvre coeur si plein de tristesse! la malheureuse enfant! que va-t-elle devenir toute seule, sans domestique, sans argent peut-être? . . En vérité, monsieur le comte, la tête m'en tourne, et si elle ne m'avait conjuré de ne pas quitter son petit Eugène, j'aurais été courir le monde pour la retrouver. Elle m'avait recommandé aussi de ne vous apprendre sa fuite qu'au bout d'un mois; que d'ici là, elle me donnerait de ses nouvelles; malgré ce qu'elle me fait souffrir, je voulais lui obéir; mais comme voilà plus de quinze jours qu'elle est partie, et que je n'ai pas reçu un mot d'elle, je n'y puis plus tenir; il faut bien que je vous dise la vérité pour que vous me la rameniez. Damnation sur cet Henry Semler! je parie qu'elle en était toujours occupée quoiqu'elle n'en parlât plus, et qu'il est pour [p. 87] beaucoup dans tout ceci. Cependant, ce qui me déroute, c'est que la veille de son départ, elle donna une lettre à un de mes gens pour qu'il la mit à la poste le jour même: il l'oublia, et n'a eu rien de plus pressé que de me la donner quand Amélie ne s'est plus trouvée le lendemain dans la maison. Cette lettre est adressée à Adolphe de Reinsberg: mon domestique assure qu'elle en a écrit beaucoup à ce même adresse. Qu'est-ce donc que cet Adolphe? et où l'a-t-elle connu? Au reste, je vous envoie cette lettre; peut-être vous donnera-t-elle quelques lumières sur la route qu'il vous faut tenir pour retrouver votre soeur. Eugène est au désespoir; il appelle à chaque instant sa mère, et quand il vient me la demander à moi, je ne sais faire autre chose que de me désoler avec lui: en vérité, dans toute ma vie je n'ai pas versé autant de larmes que depuis cette cruelle aventure. Malédiction sur le coupable! masi que le ciel [p. 88] protège la pauvre innocente, car je le jure, elle est innocente. C'est la nuit du 12 Aoùt qu'elle est partie; j'ai pris des informations à tous les loueurs de voitures de Bellinzona, et j'ai appris de l'un d'eux qu'il en avait vendu une, huit jours avant la funeste époque, a une jeune dame qu'il ne connaissait pas: je sais bien qu'Amélie, vers ce tems-là, fut passer une journée à Bellinzona, et je ne doute point que ce ne soit elle qui en ait fait l'emplette: mais comment s'est-elle procurée des chevaux, et quel chemin a-t-elle pris? c'est ce que je ne puis deviner. Si vous voulez m'en croire, vous tournerez vers la Bavière; c'est là qu'est cet Henry Semler: je me donne au diable qu'Amélie n'est pas loin; peut-être se sera-t-elle jetée dans quelque couvent. Voyez, informez-vous à toutes les grilles, et ramenez la pauvre brebis égarée un coeur paternel de son vieux oncle; elle sera reçue, comme l'enfant prodigue, à bras ouverts: [p. 89] dites-lui bien que je ne suis pas fâché, et que son fils se porte bien, cela lui fera plaisir; dites-lui que la jour où nous là reverrons sera le plus beau de ma vie! . . . . oui, le plus beau! . . . un véritable ange! . . . . Mais si elle ne reparaît pas, monsieur le comte, je n'ai plus qu'à mourir.


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Page Last Updated 10 April 2004