Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 126 - 130]

LETTRE XCVIII



Ernest à Adolphe


Vienne, 3 Octobre, au matin.

[p. 126] Je suis poursuivi par les plus sombres pressentimens; un orage se prépare; tout est mystère autour de moi, [p. 127], tout est soupçon dans mon coeur: je ne reçois aucune lettre d'Amélie; Albert, que vous me dites être parti pour Vienne, ne paraît point; Blanche hésite quand je l'interroge; elle se coupe dans ses réponses, et, pour éviter, mes questions, elle se tient enfermée chez elle et refuse de me voir. Toute la famille est aussi surprise qu'offensée de l'absence d'Albert; on n'en conçoit pas le motif dans un moment où sa présence est indispensable pour l'annulation du testament, et quand on croyait qu'il serait si empressé de terminer une affaire qui lui assure la possession de Blanche. Je ne connais qu'une cause au monde capable de le retenir; sans doute il est arrivé quelque chose à Amélie: cette crainte horrible, qui fermente dans mon coeur depuis quelques jours, ne me laisse pas un instant de repos. Cette nuit, j'ai été poursuivi par des songes effroyables; il me semblait voir Amélie pâle, défigurée, et me jetant de sinistres regards. En [p. 128] m'éveillant, je voyais toujours ces mêmes images, et des cris inarticulés retentissaient autour de moi. Enfin, vous avouerai-je à quel point mes esprits sont troublés? hier au soir, une pauvre créature demandait la charité à la porte de l'hôtel; je me suis approché pour lui donner quelque chose; elle n'a pas prononcé un mot: eh bien! le croiriez-vous? elle m'a fait penser à Amélie; j'ai cru entendre sa respiration, et cette nuit, l'image de cette femme s'est mêlée, dans mes rêves, à toutes les autres visions dont j'ai été tourmenté: cet état, vous le sentez bien, Adolphe, est intolérable . . . . Il est arrivé quelque chose à Amélie, et c'est à moi qu'on le cache, à moi, mille fois plus intéressé à ce qui la touche que le reste du monde, qui n'ai d'existence que par elle, et qui meurs si je la perds! . . . . Mais, qu'ils se taisent, j'obtiendrai la vérité malgré eux. Je voulais partir ce matin même pour Lunebourg, où on dit qu'est Albert, et si je ne l'y [p. 129] trouvais pas, voler sans délai chez Amélie: ma mère me représentait en vain l'éclat d'un pareil départ le jour même de la fête qu'elle donne au Prince de B***, préparée avec tant de splendeur, annoncée depuis si long-tems. Ces misérables motifs n'auraient pu me retenir; mais j'ai pensé que Blanche, ne pouvant se dispenser d'y venir, je lui arracherais probablement le secret qu'il m'importe tant de savoir, et qu'ainsi je ne perdrais pas deux jours à aller vainement à Lunebourg; car, j'en ai le pressentiment, ce n'est pas là que je dois trouver Albert.

Blanche ne sera pas inexorable; j'embrasserai ses genoux, elle aura pitié de mon désespoir, cette nuit même je serai instruit de tout; je sens que je ne peux pas porter plus loin cette dévorante incertitude, pire mille fois que le malheur; mon sang court dans mes veines comme un feu ardent; ma poitrine est oppressée de violentes et subites palpitations, et des fantômes, funèbres [p. 130] semblent marcher devant moi, comme les avant-coureurs du dernier malheur qui me reste à connaître.

Adieu, mon ami: cet adieu serait-il celui de la mort?


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Page Last Updated 17 April 2004