Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 62 - 67]

JOURNAL D'AMÉLIE



12 Août, onze heures du soir.

[p. 62] Avec quelle douce tranquillité mon oncle vient de me dire adieu! s'il avait su que c'était le dernier . . . . le dernier! Oh! que le ciel le protège et le rende insensible à ma fuite! que la paix demeure dans cette maison qui m'a reçue, dans ce coeur, qui m'a aimée! qu'Amélie soit oubliée, haïe [p. 63] même de son bienfaiteur! mais qu'elle ne lui coûte pas une larme! . . . . Une nécessité absolue, irrésistible, me commande de partir: je vois l'abîme s'ouvrir devant moi; mais tel affreux qu'il soit, je crains moins d'y tomber que d'endurer plus long-tems le mal qui me ronge le coeur . . . . J'abandonne mon fils: il dort, je ne verrai pas ses larmes, je n'entendrai pas ses cris qui déchireraient mes entrailles; pendant qu'il dort, je puis le fuir . . . . Quand il s'éveillera, son innocente voix appellera sa coupable mère; sa mère ne lui répondra plus; mais il ne demeurera pas sans appui . . . . O vertueux Albert! toi que je n'ose plus nommer mon frère, tu soutiendras l'orphelin délaissé; il ne restera pas seul au monde comme moi . . . . Seule? ai-je dit: ah! malheureuse! que ne l'es-tu? C'est le pire degré de ton infortune de sentir que tu ne mourras pas seule, et d'enveloper dans ton sort cette créature, ton opprobre et ton désespoir . . . . cette créature [p. 64] qui se meut dans ton sein pour y réveiller sans relâche l'épouvante et le remords. Oh! que je fusse demeurée vertueuse, et je n'aurais perdu que mon bonheur; j'aurais pu vivre pour mon fils et pour Albert! L'innocence étendant ses consolations sur mon coeur désolé, m'aurait montré le ciel pour refuge et l'éternité pour récompense! mais traîner des jours dévoués à l'ignominie, n'oser me jeter dans les bras d'un Dieu qui me condamne, me sentir indigne de l'amitié de mon frère, du respect de mon enfant, et porter le fruit de ma honte sans savoir encore, et peut-être jamais, quel est le perfide qui fut son père! c'est un si effroyable supplice, que la religion terrible, menacante, n'en a point d'égal à offrir à l'infortunée qui, égarée par la douleur oserait attenter sur ses jours . . . O mon frère! quel exemple pour celles qui croient ne devoir point commander à leurs passions! J'étais née honnête, je chérissais la vertu, on trouvait mon [p. 65] coeur bon et généreux . . . . Mais je m'abandonnai sans réserve au premier sentiment qui voulut me dominer, et je perdis l'estime de mes parens, de mes amis, je fis le malheur de mon frère, et je fus forcée à m'expatrier; je croyais être toujours tranquille; mais bientôt je sentis que, sous le nom d'amitié, un attrait invincible m'entraînait: je fermai les yeux, je ne voulus pas voir qu'un nouvel orage allait fondre sur moi: le premier n'avait fait que mon malheur; celui-ci a fait ma honte, il m'a tout enlevé; je suis perdue, déshonorée; celle que tu nommais ta vertueuse soeur, ta douce Amélie, est au moment peut-être de commettre un crime horrible . . . . je n'ose envisager moi-même toute ma pensée . . . . Et toi que cacher un voile mystérieux, impénétrable auteur de ma misère, de quoi ne serais-tu pas responsable, si je me présentais couverte du sang de ton enfant et du mien devant le tribunal d'un Dieu! . . . . Ah! cette seule idée ne [p. 66] devrait-elle pas m'arrêter? . . . . Non, je n'appellerai point la malédiction du ciel sur ta tête; je supporterai la vie pour te sauver de l'inexorable remords: jamais il ne t'arrivera un malheur par Amélie, et je ne veux mourrir qu'après t'avoir pardonné . . . . Mais il faut te connaître, il faut te voir une fois encore, j'y suis résolue . . .. Voilà minuit qui sonne à l'horloge du château . . . . Hélas! ainsi je comptai la même heure cette nuit . . . . nuit fatale, nuit terrible où je te trouvai presque expirant sur les marches de mon appartement, et où, te réchauffant contre mon coeur brûlant, je te rendis la vie pour te donner la mienne; et ce fut à ce moment que tu osas trahir et ton épouse et la vérité! Je ne sais encore celle que tu me cachas alors; mais telle affreuse qu'elle pût être, dans l'abîme où tu venais de m'entraîner, il eût été moins barbare de me tuer que de me tromper . . . . Je n'ajoute rien: si un jour ces lignes, trempées de mes larmes, [p. 67] parviennent jusqu'à toi, elles te diront assez ce que j'ai dû souffrir en les écrivant: que ce soit ta seule punition! . . . . Voilà l'instant . . . . il faut partir; la chaise m'attend au bas de la montagne . . . . O mon fils! mon pauvre fils! adieu! . . .


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Page Last Updated 7 April 2004